Le devoir d’état et la politique

« Auparavant (c’est-à-dire sous l’Ancien Régime), chacun était à sa place et à son rang, chacun, du manant jusqu’au roi lui-même, faisait son devoir en fonction de son statut, la liberté signifiait non pas faire ce que l’on veut mais ce que l’on doit. On se trouvait bien dans son monde. Les âmes étaient moins troublées et moins tendues. Le Français suivait ses instincts aimables et sociables. Cette société a été détruite par la Révolution. Au nom de la liberté, de l’égalité, il n’y a plus de rang, plus de statut et donc plus d’honneur. A partir de 1789, parvenir devient la seule obsession. Ignorant les leçons de son histoire, la France a sabordé son État au nom de la liberté, son homogénéité culturelle au nom des droits de l’homme et l’unité de son peuple au nom de l’universalisme. Elle sacralise une république de principes et de valeurs sans ordre ni incarnation, sans hiérarchie ni verticalité. » Ce n’est pas un catholique qui écrit cela mais un juif, le journaliste Éric Zemmour, dans un ouvrage récemment paru sur l’histoire de France[1]. Il est roboratif de lire de telles analyses en 2018 car elles offrent un éclairage lucide sur la société issue des principes de 1789 dans laquelle nous vivons.

La démocratie française moderne est fondée sur l’autonomie radicale des individus : l’homme « libre » des « Droits de l’Homme » n’a aucune obligation vis-à-vis de rien ni de personne et s’émancipe toujours davantage des limites que Dieu lui a fixées dans la loi naturelle. A contrario, la valeur d’un homme, dit Saint-Exupéry, « se mesure au nombre et à la qualité de ses liens ». L’homme étant un animal politique, sa vie en société est constituée par un ensemble de liens, matérialisés par des devoirs et des obligations, qu’il entretient vis-à-vis de la cité et d’autrui (le mot obligation nous vient du latin obligare qui est dérivé de ligare, « attacher, lier » au moyen du préfixe ob- « devant, à cause de, pour »). Marcel De Corte écrit à ce titre que « Notre civilisation, c’est nous-mêmes, c’est un ensemble d’êtres humains organiquement reliés les uns aux autres et dont les relations réciproques de toute espèce constituent précisément la civilisation[2]. » Un homme délié, libéré de tous ses liens vis-à-vis de la cité comme vis-à-vis de la religion (étymologiquement le terme religion vient du latin « religare », relier, et signifiait le rattachement, la relation de l’homme à Dieu), est un homme qui se décivilise, qui se transforme en barbare car il refuse de rendre à Dieu, à la patrie (la « terre de nos pères ») et à sa famille la piété filiale qui leur est due[3]. Si nous voulons vivre en honnête homme dans la cité aujourd’hui, alors Jean Madiran a raison lorsqu’il affirme que « nous vivons dans une société systématiquement hostile à tout ce que nous faisons, à tout ce que nous voulons, à tout ce que nous aimons[4] ». Le chrétien sait qu’Il faut vivre dans ce monde comme n’en étant pas[5], c’est-à-dire vivre dans le monde mais pas selon le monde, et surtout pas selon son imagination et son bon vouloir. Pour cela il ne lui est sans doute pas de remède plus nécessaire aujourd’hui que celui de retrouver et pratiquer ses devoirs conformément à son état de vie personnel (qu’il soit étudiant, fils, époux, père ou mère de famille, citoyen, etc.). L’attachement à bien faire son devoir d’état est l’un des enseignements les plus importants de Notre Dame lors de ses apparitions à Fatima. Voici l’échange du 12 août 1946 entre John Haffert, l’un des fondateurs de l’Armée bleue, et Sœur Lucie :

  • « Quelle est la principale demande de Notre-Dame ?
  • Le sacrifice.
  • Et qu’entendez-vous par sacrifice ?
  • Par sacrifice, Notre-Dame a dit qu’elle entendait l’accomplissement loyal du devoir d’état quotidien de chacun.
  • Mais le Rosaire n’est-il pas important ?
  • Si, car nous devons prier afin d’obtenir les forces pour être capables d’accomplir notre devoir quotidien. »

Prenons l’exemple des attaques incessantes pour « libérer » l’homme de sa nature et des institutions qui lui sont conformes comme le mariage. La « libération » sexuelle des années 60 (avec la pilule et mai 68) puis des années 70 (avec la dépénalisation de l’avortement) jusqu’au mariage homosexuel en 2013 et aujourd’hui avec le lobbying pour la PMA et la GPA a conduit la société dans une sensualité débridée (sans même aller jusqu’à évoquer débauche et luxure avec la pornographie qui s’étale au grand jour). Le devoir qui s’oppose directement à cette révolution est celui d’être chaste. Ainsi nous faut-il lutter quotidiennement contre ces tendances néfastes à l’œuvre dans la société en observant la chasteté relative à notre état (qui n’est pas le même que l’on soit célibataire ou marié).

Comme le souligne Louis Jugnet, « l’idée de devoir naît de la nécessité où nous sommes de lutter contre nos tendances mauvaises et de faire des sacrifices en faveur de notre recherche du bien. Il faut faire le bien parce qu’il est désirable, parce qu’il est notre bien et assure notre béatitude sinon sur la terre, où la chose est parfois précaire et traversée de contradictions, du moins dans la vie future.[6] » La fidélité au devoir d’état, en particulier dans les petites choses banales, répétitives, voire usantes qui font notre journée,  est l’unique voie pour parvenir à la sainteté, ainsi que nous l’a enseigné Notre Seigneur Jésus Christ : « Parce que tu as été fidèle dans les petites choses, entre dans la joie de ton Maître. » (Mt XV, 23). Fait par amour de Notre Seigneur, tout travail est méritoire pour le ciel, nous a enseigné Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus.

Il est une catégorie de devoirs qui plonge aujourd’hui le catholique qui veut être fidèle à son état dans la confusion : il s’agit de ses devoirs de citoyen. Comment accomplir ses devoirs dans ce domaine pour permettre de restaurer la Cité Catholique, comme nous l’a enjoint Saint Pie X, sans tomber dans l’adhésion à l’organisation politique issue de la Révolution ? Faut-il utiliser systématiquement le « droit » de vote, quels que soient les choix proposés ? Faut-il manifester chaque fois qu’une mauvaise loi est promulguée, usant alors d’un autre droit « démocratique » ? Les échecs répétés depuis deux siècles de ces modes d’action politique sont souvent une source de désespoir et de pessimisme face à la situation présente qui peuvent nous conduire à la passivité et une vie dans l’« entre-soi » catholique des paroisses et des écoles. Une telle attitude n’est pourtant pas conforme à l’accomplissement de notre devoir d’état de citoyen. Si Dieu a fait notre nature humaine « politique », ainsi que l’avaient relevé Aristote et Saint Thomas, nous devons poursuivre le bien commun de la cité politique dans laquelle nous vivons aujourd’hui et maintenant, quand bien même les dirigeants comme les structures de cette cité ne poursuivraient pas cette finalité. Examinons le cas du père de famille à notre époque (l’exemple est proposé par un animateur de cellule de la Cité Catholique). Celui-ci a le devoir relatif à son état d’éduquer ses enfants. Lorsque l’ordre politique existe, comme la famille n’est pas une société parfaite, il est normal de voir le père de famille confier une grande partie de cette éducation à des personnes dont les métiers, complémentaires entre eux, sont précisément l’éducation des enfants. Cette assistance subsidiaire couvre un large domaine de l’éducation mais rien n’empêche l’autorité familiale d’exercer un contrôle rigoureux. En période de désordre, les métiers d’éducation étant peu ou prou exercés (même dans les meilleures écoles), le père doit pallier cette carence et contribuer à son niveau à faire en sorte que ces métiers complémentaires soient à nouveau exercés (il peut le faire en soutenant la fondation d’écoles vraiment catholiques et libres). Il lui faudra aussi assurer lui-même, pour la plus grande part possible, l’éducation des enfants au bien commun de la cité en leur enseignant le rôle de l’État et, par exemple, la raison pour laquelle nous payons des impôts. Ainsi, dans l’état de citoyen qui est le nôtre, les devoirs correspondants à la poursuite du bien commun impliquent :

  • la connaissance de la science et de l’art politique pour ce qu’ils sont (et non pas pour ce que l’on souhaiterait qu’ils soient),
  • une connaissance de la politique aujourd’hui en France, c’est-à-dire une pratique de l’analyse politique à partir de l’observation des phénomènes qui se déroulent sous nos yeux,
  • une approche de l’action politique qui tienne compte de cette analyse aujourd’hui  (par exemple au moyen de groupes de travail).

C’est pourquoi nous proposerons dans le cadre de cette rubrique de formation à la politique des connaissances et des analyses à discuter en famille ou entre amis afin de s’exercer à la pratique de l’art politique chrétien qui demeure non seulement possible mais plus que jamais nécessaire en nos temps troublés.

Louis Lafargue


[1] Éric Zemmour, Destin français, Albin Michel, Paris, 2018. Il est à noter que cet essai comporte de graves lacunes et erreurs historiques car l’auteur n’a pas compris ce qu’était réellement la chrétienté en France. Voir à ce sujet la recension de l’ouvrage sur http://laportelatine.org/publications/presse/2018/fideliter2018/fideliter246_1811_12_zemmour_renaud_de_sainte_marie.php

[2] Marcel De Corte, Essai sur la fin d’une civilisation, Librairie de Médicis, Paris, 1949.

[3] Cette exigence nous est rappelée par les quatre premiers Commandements. Leur hiérarchie nous montre par ailleurs qu’il y un ordre dans la charité dont nous devons faire preuve vis-à-vis de Dieu et des hommes.

[4] Jean Madiran, Itinéraires n°278, p. 10.

[5] Ephésien 5 – 16

[6] Louis Jugnet, Pour connaître la pensée de Saint Thomas d’Aquin, Nouvelles Éditions Latines, Paris, 1999.