Porter sa croix

 « Salut, ô Croix, notre unique espérance »1

            Nous devons « porter notre croix ». L’expression nous est familière et elle évoque immédiatement à nos yeux le douloureux chemin parcouru par Notre-Seigneur Jésus-Christ pour se rendre au Calvaire. A nous de suivre le divin exemple qu’il nous a donné si nous voulons sauver nos âmes et pénétrer dans le Ciel : « Si quelqu’un veut me suivre, qu’il se renonce et prenne sa croix, et qu’il me suive »2. Pourtant, sommes-nous bien capables d’expliquer ce que signifient ces mots ? Suffit-il de souffrir pour « porter sa croix » ? Non, il est trop manifeste que les hommes peuvent être très éprouvés sans pour autant porter la croix. « Porter sa croix », c’est donc un certain esprit que nous essaierons de définir d’abord (I). Nous montrerons ensuite qu’il y a un art pour porter la croix sans la rendre plus lourde qu’elle ne l’est (II) et qui permet même de la rendre suave et légère (III).

I – Pour bien comprendre l’expression : « porter sa croix » :

La Croix, ce redoutable instrument de supplice, est devenu le symbole par excellence du Christianisme qui l’exalte et la glorifie. Saint André, arrivé au lieu de son martyre et voyant la croix, s’écrie : « O bonne croix qui a tiré ta gloire des membres du Seigneur, croix longtemps désirée, ardemment aimée, cherchée sans relâche, et enfin préparée à mes ardents désirs, retire-moi d’entre les hommes, et rends-moi à mon maître, afin que par toi me reçoive Celui qui m’a racheté par toi »3. Dans ses paroles, il explique le motif de son amour de la croix : elle est le moyen mystérieusement choisi par Dieu pour l’accomplissement de l’œuvre de la Rédemption. Tel est à jamais son titre de noblesse.

Cependant, si les deux frères de sang, Saint Pierre, Saint André et quelques autres saints ont subi dans leur corps la crucifixion, à l’imitation de Notre-Seigneur, c’est d’une façon spirituelle que les catholiques sont en général appelés à porter leur croix.

Ce qu’on appelle leur croix, c’est l’ensemble des souffrances et des épreuves diverses, corporelles ou morales, qu’ils sont amenés à supporter tout au long de leur existence ici-bas. Ce sont les conséquences du péché originel qui touchent tous les hommes. Si les maux subis par chacun varient en nombre et en intensité, nul n’est épargné. Les souffrances peuvent être également des conséquences ou des punitions divines pour les péchés personnels mais pas nécessairement. Des âmes très innocentes sont également placées dans le creuset de la douleur.

Mais il faut ici comprendre que l’expression « porter sa croix » ne consiste pas à souffrir et à être éprouvé. On peut l’être terriblement sans porter sa croix. Il s’agit en réalité de l’esprit avec lequel on reçoit et on vit les vicissitudes auxquelles on se trouve confronté. Ceux qui portent leur croix sont ceux qui ont saisi et accepté les souffrances et les épreuves comme étant des moyens privilégiés de rédemption, de sanctification, d’élévation spirituelle. Un Baudelaire l’avait perçu : « Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance comme un divin remède à nos impuretés ».

Le poète, au lieu de se révolter, sentait l’occasion privilégiée que la souffrance, chrétiennement vécue, lui donnait d’expier ses fautes, d’obtenir le pardon et la purification de son âme. Il savait voir la souffrance comme cette âme d’élite que fut Elisabeth Leseur : « Je crois que la souffrance a été accordé par Dieu à l’homme dans une grande pensée d’amour et de miséricorde ».

Ce n’est donc pas que les chrétiens aiment la souffrance ! Mais ils croient en sa valeur rédemptrice et ils expérimentent peu à peu comme elle est le moyen salutaire pour les désentraver des attaches terrestres et leur permettre de prendre leur envol vers les biens célestes. Comme l’a écrit Pie XII : « La Foi ne vous fera certes pas aimer la souffrance pour elle-même, mais elle vous fera entrevoir pour quelles fins très nobles la maladie peut être sereinement acceptée et même désirée »4.

C’est à ce titre que la souffrance est saluée, aimée et déclarée bienheureuse. Non point en elle-même mais en raison des biens précieux qu’elle nous obtient quand nous la portons dans cet esprit vraiment chrétien. Voilà l’un des sommets de la sagesse chrétienne.

II – L’art de ne pas alourdir sa croix :

 Ceux qui ne savent pas comment soulever un lourd fardeau peuvent se faire très mal au dos. Il existe, dans l’ordre naturel, des manières, des méthodes, des astuces même, pour accomplir sans trop de mal des tâches difficiles et fatigantes. Nous croyons qu’il en va aussi de même dans l’ordre surnaturel. Voyons qu’il y a d’abord des moyens de ne pas alourdir sa croix comme beaucoup ont tendance à le faire. Disons donc comment, il ne faut pas la porter.

Nous ne recevons les forces surnaturelles que pour porter le fardeau d’aujourd’hui. Demain et l’avenir doivent être paisiblement abandonnés à Dieu. Il risque fort de succomber sous le poids du jour, celui qui appréhende aujourd’hui les souffrances éventuelles et les peines de demain.

Comprenons aussi que Dieu sait bien mieux que nous et la croix que nous sommes capables de porter avec son aide et celle qui nous convient le mieux pour nous sanctifier ! Acceptons-la paisiblement comme elle est sans penser que nous aimerions mieux porter celle de notre voisin. Réjouissons-nous pour ceux qui portent peut-être une croix plus légère (d’ailleurs, qu’en savons-nous vraiment ?) et remercions Dieu d’avoir si bien choisi la nôtre.

N’ajoutons pas à notre fardeau des poids que Dieu n’a nullement voulu que nous portions. Comprenons en particulier que nos défauts, notre orgueil, notre susceptibilité, notre jalousie, par exemple, alourdissent terriblement nos épreuves. Au lieu de nous soutenir les uns les autres dans notre pèlerinage, nous nous faisons mal, nous nous heurtons, nous aggravons considérablement notre peine au lieu de l’adoucir par une vraie charité mutuelle.

Portons-la non par la force de nos muscles et en nous raidissant, non pas à la manière des stoïciens antiques, mais persuadés au contraire que ce n’est qu’en Dieu qu’on trouve la force pour la soulever. C’est en réalité bien plus Lui qui la porte que nous qui la portons.

III – L’Adoucissement marial et l’allégement des croix

Le Fils de Dieu Lui-même a voulu la présence de sa Mère à ses côtés tout au long de son chemin de croix et Marie a passé auprès de son Fils crucifié les trois terribles heures que dura le temps où il fut élevé de terre.

Que notre Foi nous donne la conviction profonde de la nécessité d’accomplir notre pèlerinage, de suivre notre chemin, toujours avec Marie. Sans elle, nous ne pouvons pas survivre. Si les saints, chargés de fardeaux terrifiants, volent plutôt qu’ils ne marchent sur ces routes d’exil, c’est qu’ils se sont abandonnés à Marie qui les porte sur son cœur.

N’est-ce pas là le secret qui donne l’explication de la joie profonde des saints ? La douce intimité avec la très sainte Vierge Marie, voilà le gage d’un vrai bonheur, même au milieu de nos croix et voilà la certitude de l’allégement de nos peines.

C’est ainsi que nos chemins deviennent non seulement supportables mais doux à nos âmes. Bien porter sa croix sur la terre, c’est en vérité la clef du bonheur.

 

Père Joseph

1 Tiré du « Vexilla Regis », hymne du dimanche de la Passion

2 Mt. 16, 24

3 Matines de la fête de Saint André

4 Pie XII dans son radio-message du 14 février 1954