De nos jours, certains catholiques, parfois même dans notre famille de pensée, tiennent qu’il n’a jamais existé d’ordre naturel ou qu’il n’en existe plus à cause de la Révolution et de la prise de pouvoir effective des nouveaux maîtres qui sont à la solde du pouvoir mondialiste. Certains soutiennent ainsi que notre régime politique, la démocratie (moderne), est un « ordre non-naturel » qui ne peut cohabiter avec l’ordre surnaturel et qu’il n’est pas possible dans ce nouvel ordre démocratique dans lequel nous vivons malgré nous, de poursuivre un quelconque bien. Saint Pie X écrivait pourtant dans sa Lettre sur le Sillon1 qu’« On ne bâtira pas la cité autrement que Dieu ne l’a bâtie : on n’édifiera pas la société, si l’Église n’en jette les bases et ne dirige les travaux ; non, la civilisation n’est plus à inventer ni la cité nouvelle à bâtir dans les nuées. Elle a été, elle est ; c’est la civilisation chrétienne, c’est la cité catholique. Il ne s’agit que de l’instaurer et la restaurer sans cesse sur ses fondements naturels et divins contre les attaques toujours renaissantes de l’utopie malsaine, de la révolte et de l’impiété : omnia instaurare in Christo2 ». Or ces fondements naturels et divins que rappelle Saint Pie X ne sont rien d’autre que l’ordre naturel3 qui n’a ni disparu ni changé et qui est bien le nôtre. Sans cet ordre qui est au principe de toute action politique, nous ne pourrions ni concevoir ni produire l’ordre politique voulu par Dieu.
La finalité voulue par Dieu dans l’ordre naturel d’une communauté comme la famille est par exemple d’assurer la conservation et la propagation du genre humain. Cette vérité n’est pas seulement connue du chrétien par la doctrine catholique traditionnelle du mariage – qui enseigne que sa fin première est la procréation4 – elle est aussi évidente pour le païen. Tout homme, qu’il soit chrétien ou non, peut en effet connaître la fin bonne qu’il doit chercher à atteindre en famille parce qu’il a inscrit en lui les lois de l’ordre naturel fixées par Dieu lors de la Création et qui lui sont accessibles par la raison.
Un autre exemple très significatif est pris par Saint Thomas dans la Somme Théologique5 : il s’agit de savoir si l’on peut baptiser malgré leurs parents les petits enfants des infidèles (c’est-à-dire de tous ceux qui ne sont pas catholiques : les juifs, les païens, etc.). Un avertissement important est soulevé : « on doit subvenir à l’homme bien plus s’il est en péril de mort éternelle que s’il est en péril de mort temporelle ». Or un petit enfant qui n’est pas baptisé par la faute de ses parents est en péril de mort éternelle et il semble justifié de l’enlever à ses parents pour le baptiser et l’instruire dans la foi catholique. Pourtant Saint Thomas explique que ce serait faire une grave injustice aux infidèles dans l’ordre naturel que de baptiser malgré eux leurs enfants.
Voici pourquoi : « Il est de droit naturel que le fils avant d’avoir l’usage de la raison demeure sous la tutelle du père. D’où il serait contre la justice naturelle que l’enfant, avant d’avoir l’usage de la raison, fût soustrait à la tutelle de ses parents ou qu’une disposition fût prise à son sujet malgré les parents. […] On ne doit donc pas, pour délivrer un enfant du péril de la mort éternelle, faire irruption dans l’ordre du droit naturel qui fait que le fils est sous la tutelle de son père. »
Saint Thomas nous montre que si la famille dépend de l’ordre naturel, il en est de même pour la politique. Parce que l’homme est naturellement sociable, l’ordre de la politique est une réalité qui dépend de l’ordre naturel comme le souligne Thomas d’Aquin dans sa Somme contre les Gentils : « Ainsi deux ordres sont à considérer : l’un [l’ordre naturel] en dépendance de la cause première [Dieu] de toutes choses et de ce fait embrassant l’univers ; un autre, particulier, en dépendance d’une cause créée particulière, et s’étendant à tout ce qui ressortit à elle. La politique nous en offre un exemple. Tous les membres d’une famille sont unis entre eux dans cet ordre qui naît de leur sujétion au même père ; à son tour, tant le père de famille que ses concitoyens sont partie d’un ordre qui les unit entre eux et avec le chef de la cité ; celui-ci à son tour, avec tous ses compatriotes, est partie de l’ordre que préside le roi6. »
D’où l’importance capitale de ceux qui ont la charge de gouverner la Cité. Ils doivent en effet ordonner à sa fin fixée par Dieu, le bien commun dans l’ordre naturel, les communautés qui la composent. La liberté d’action de l’homme politique n’est donc pas pour lui le droit de choisir n’importe quelle fin (par exemple son intérêt particulier ou celui d’un petit groupe) selon son bon désir. La politique est en effet « la science qui traite de l’objet le plus noble et le plus parfait » que puisse atteindre l’homme en cette vie, « science principale et architectonique à l’égard de toutes les autres sciences pratiques », et qui nous permet d’accéder « au bien ultime et parfait dans les choses humaines », comme l’écrit saint Thomas à la suite d’Aristote7. De même que l’ordre naturel créé par Dieu est la cause de l’ordre politique, celui-ci est la cause des autres communautés humaines. Ainsi, de même que le péché originel n’a pas détruit la nature humaine, ni le mondialisme ni les lois iniques contre le mariage de notre société déchristianisée n’ont détruit l’ordre naturel. Une politique conforme à la nature humaine sera toujours non seulement possible tant que l’homme existera sur terre, mais nécessaire.
Louis Lafargue
1 C’est le 25 août 1910 que paraît la lettre Notre charge apostolique (appelée aussi Lettre sur le Sillon) adressée à l’épiscopat français. Le Pape Saint Pie X condamnait dans cette lettre l’intention des démocrates-chrétiens d’inféoder la religion catholique à la démocratie universelle qu’ils projetaient de construire.
2 Tout instaurer dans le Christ.
3 Comme le souligne l’abbé Julio Meinvielle, « Il y a un ordre divin naturel et un autre surnaturel. » (Meinvielle, Conception catholique de la politique, 1932, éditions Iris pour le texte français, 2009, p. 25 en note).
4 « Soyez féconds et multipliez … » sont les tous premiers mots que Dieu dit à l’homme après l’avoir créé (Genèse, I, 28).
5 Thomas d’Aquin, Somme Théologique, IIa IIae, qestion 10, article 12.
6 Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils, livre III, c 98.
98.
7 Marcel De Corte, « Réflexions sur la nature de la Politique », revue L’Ordre Français, mai 1975.