La gourmandise

           Le temps de Carême est suffisamment proche pour que nous vivions encore des bons fruits de nos résolutions et de nos efforts de cette sainte quarantaine… à moins que le grand Alleluia de Pâques ait, en un malheureux gigot et quelques œufs en chocolats, renversé toutes les nouvelles habitudes que nous nous étions bien promis de tenir beaucoup plus longtemps, du moins sur le plan temporel ! Nous sommes, en effet, bien faibles dès qu’il s’agit de quelques plaisirs de la table, et nous nous laissons facilement tomber dans le piège de la gourmandise, source de bien des maux pour la santé de notre âme aussi bien que celle de notre corps.

  Saint Grégoire le Grand enseigne que la gourmandise a cinq façons de nous attaquer : « Praepopere, laute, nimis, ardenter, studiose. »

  • Propere, « avant l’heure » : cela vise les personnes qui ne savent pas attendre l’heure des repas, et qui s’autorisent souvent des collations supplémentaires.
  • Laute, « avec recherche » : condamne ceux dont l’estomac ne sait pas se contenter de mets simples et simplement apprêtés, mais auxquels il faut toujours des plats délicats et savoureux.
  • Nimis, manger « trop » : lorsqu’on dépasse sans nécessité la mesure dont le corps a besoin. En soi, le désir des aliments est une bonne chose « afin d’entretenir notre corps, de vivre pour servir Dieu, et d’acquérir de nombreux mérites ». Mais cet appétit qui était bon dans le principe, s’est déréglé sous l’action du péché originel, et s’est mis à réclamer un superflu qui dépasse de beaucoup le nécessaire.
  • Ardenter, c’est manger avec avidité et précipitation, se jeter sur la nourriture en ne pensant à plus rien d’autre. L’âme chrétienne, au contraire, s’applique à garder la modestie à table. Elle ne touche aux aliments qu’après avoir élevé son cœur vers Dieu. Elle mange lentement et paisiblement, cherchant à occuper son esprit de pensées plus nobles que sa nourriture.
  • Studiose, s’adresse à ceux qui apportent un soin extrême à la composition de leur repas, au choix et à la préparation des aliments ; qui sont toujours préoccupés par ce qu’ils vont manger. Bien sûr que l’on recevra ses invités en leur offrant un repas soigné, mais le reste du temps, on sera plus sévère avec soi-même dans un esprit de mortification personnelle.

  La gourmandise, dit saint Thomas, est le foyer des autres péchés. En effet, une alimentation excessive alourdit le corps et l’esprit, n’encourage pas au travail mais plutôt à la somnolence. Elle détruit la santé ; ne dit-on pas que l’on creuse sa tombe avec sa fourchette ? Une personne qui a vécu en « bon vivant » souffre de nombreux maux de digestion, poids, foie, circulation… elle a intoxiqué son organisme.

  Celui qui mange trop, ou mal, a des discours souvent déplacés ou même grivois, des gestes ou attitudes démesurés. Son esprit s’émousse, il peine à réfléchir et travailler. « Un ventre chargé n’engendre pas de pensées subtiles» constate saint Jérôme !

  Enfin la gourmandise détruit toute dévotion, comme la fumée étouffe le feu. La prière est une élévation de l’âme vers Dieu, or cette « élévation » est rendue impossible par l’alourdissement que cause l’intempérance.

  Que l’on fasse un bon repas en famille pour une occasion ou une autre, cela est nécessaire. Que l’épouse cuisine un bon petit plat à son mari de temps en temps, ou que monsieur se lance dans l’art de la pâtisserie, cela redonne courage et aide au maintien du moral. Mais il faut bien reconnaître qu’aujourd’hui tout est fait pour « le plaisir » ! Les sens sont flattés en permanence par un tas de sollicitations, que ce soit dans les magasins, les activités, l’installation de la maison… on se trouve en perpétuel état de séduction. Les publicités captent toutes les attentions, où que l’on porte le regard ; et à l’heure d’internet, bien fort est celui qui échappe à tant de tentations qui, peu à peu, viennent à bout des volontés les plus fermes.

  Alors, si notre faiblesse commence par notre assiette ; si ce que je mange, et sa quantité, a trop d’importance dans mon esprit ; si je veux sans cesse que « ce soit bon » … pourquoi serais-je ensuite étonné de prendre plus souvent de l‘alcool, ou une cigarette ? … et pourquoi résister à passer des heures jusqu’au milieu de la nuit devant une série que je suis incapable d’arrêter alors que je m’écroule de fatigue ?… C’est le début de l’esclavage, je m’auto-satisfais sans le moindre remords, allant toujours plus loin dans la chute, car plus rien ne me contente. La pente est facile d’accès, mais, une fois au fond du fossé, saurais-je m’en extirper ? Ce petit manque de volonté du début se sera vite transformé en une montagne d’impuissance !

  Pour guérir tous mes maux, il faut d’abord que je regarde mon assiette : est-elle trop copieuse, je me servirais plus modérément. Est-elle trop riche ? Je la simplifierais n’ajoutant qu’exceptionnellement tout surplus habituel de beurre, fromage, et autres sauces qui satisfont tant mon palais. Je me limiterais seulement aux vrais repas, me refusant d’ouvrir le réfrigérateur à toute heure dès que je suis désœuvré. Et cette volonté que j’aurais progressivement retrouvée, me fortifiera pour le reste !

  Pensons aussi à toutes ces autres « gourmandises » auxquelles nous nous adonnons souvent sans limites de quantité, de durée, de qualité… toutes ces petites « addictions » qui peuvent ruiner dans tous les sens du terme, notre ménage et notre famille : ces heures d’écrans, ces achats compulsifs, jeux d’argent, paresses au détriment de nos différents devoirs d’états… tous ces attachements désordonnés qui nous font doucement descendre cette fameuse pente !

  Revoyons cela à deux, établissons ensemble un règlement ferme et précis, quitte à le mettre par écrit pour y revenir régulièrement. Profitons de ce printemps pour arracher ces mauvaises herbes qui étouffent notre mariage, et risquent parfois de nous séparer dangereusement l’un de l’autre, jusque même dans l’intimité de notre chambre. Soutenons-nous dans ce combat de longue haleine, notre union sacrée en vaut tant la peine !

Sophie de Lédinghen