La fin d’un monde par Patrick Buisson

           C’est une plongée dans l’histoire, une histoire récente et sociologique de la France, à laquelle nous invite Patrick Buisson dans La fin d’un monde puisque ce passage de l’ancien au nouveau monde qu’il décrit s’étend sur une quinzaine d’années, de 1960 à 1975. Le développement économique qui marque la fin des Trente Glorieuses s’accompagne d’une transformation des mentalités qui modifie en profondeur la société française. L’auteur illustre cette révolution petite bourgeoise, pour reprendre le sous-titre de l’ouvrage, par trois grandes thématiques que sont le grand déracinement lié à la forte baisse du nombre d’agriculteurs et à l’exode rural, le krach de la foi et la perte du sacré qui ont suivi le concile Vatican II, et le déclin de la virilité et, plus généralement, de la verticalité.

 

  Dans un style clair, l’auteur met en perspective les faits dont il dégage une analyse pénétrante qui ne manque pas de souffle. Un des fils rouges de cette révolution des mentalités peut être trouvé dans le vide qui saisit la société : les campagnes se vident et cela n’est pas neutre quant au rapport des français à la terre, les églises se vident des fidèles et même des prêtres, l’autorité paternelle se vide de sa légitimité et l’homme lui-même se vide de toute vie intérieure au profit des apparences que sont la mode et la consommation, en bref, de l’esprit du monde.       

 

  La partie la plus intéressante du livre est consacrée à l’évolution du catholicisme pendant cette période courte au regard de l’histoire de l’Eglise mais ô combien foisonnante. Dans le sillage de l’aggiornamento lancé par Jean XXIII, l’Eglise s’ouvre au monde, proclame la liberté en matière religieuse, promeut l’œcuménisme et entend rechercher le salut de tous les hommes et pas seulement celui des fidèles. La question du salut ne se pose d’ailleurs plus vraiment puisque l’Eglise renonce à parler des péchés personnels et des fins dernières. Cet abandon de pans entiers de la doctrine professée jusque là sème un grand trouble chez les catholiques et ce d’autant plus qu’il s’accompagne d’une modification en profondeur de la liturgie. La disparition du latin, l’adoption d’un nouveau rite de la messe, la liberté d’adaptation reconnue aux clercs dans les célébrations accélèrent à partir de 1965 le déclin déjà amorcé de la pratique religieuse. La perte d’identité d’un clergé qui se dit en recherche et la banalisation de l’état clérical qui rapproche le mode de vie des clercs de celui des laïcs provoquent de nombreux abandons de la vie religieuse.       

 

L’ouverture au monde est illustrée en particulier par l’expérience des prêtres ouvriers. Celle-ci s’avère un échec mais entraîne un rapprochement politique du clergé avec la gauche qui peut aller jusqu’à une certaine connivence avec le marxisme. Le mouvement de mai 1968 consacre l’influence des chrétiens progressistes dans l’Eglise. La conférence épiscopale française n’est pas en reste en soutenant à mots à peine couverts le socialisme et les mouvements des syndicats ouvriers. Il est possible d’y voir la conséquence du refus du concile de condamner le communisme mais aussi, les deux phénomènes pouvant coexister sans difficulté, la conviction, ancrée chez beaucoup d’esprits de cette époque, y compris chez les clercs, du caractère inéluctable de l’avènement du marxisme auquel il apparaît plus prudent de se rallier.    

 

  Dans l’ordre intellectuel, la foi l’emporte sur la religion. Autrement dit, la foi devient une affaire de conscience personnelle qui dépasse l’action de la grâce par les sacrements. Une telle conception rapproche les nouveaux catholiques des protestants. Le mépris des clercs pour la piété populaire et le déclin du culte marial et de celui des saints, joints à une certaine intellectualisation de la foi entraînent la déchristianisation du plus grand nombre. La sociologie des catholiques pratiquants se réduit pour se concentrer, surtout dans les villes, sur la bourgeoisie. Le refus de regarder la mort en face est une autre illustration du déclin de la foi comme si l’homme n’acceptait plus sa fin considérée comme une défaillance technique qu’il convient de réparer ou de différer le plus possible.    

 

  La dernière thématique est relative à la fin du pater familias et à l’exacerbation du féminisme dans toutes ses dimensions qui signent l’abandon du modèle traditionnel de l’homme mari, père, soldat et travailleur, et de la mère qui reste au foyer pour élever ses enfants. Le phénomène hippie influence l’idéal masculin tandis que la libéralisation du divorce, de la contraception et de l’avortement traduit en actes le slogan ni Dieu, ni mec des femmes libérées.  

 

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  La lecture de ce brillant ouvrage laisse quand même le lecteur sur une interrogation. Celui-ci va être tenté de conclure comme l’y invite le slogan figurant sur le bandeau du livre : c’était mieux avant. Est-ce si sûr ? oui dans la mesure où la décadence des esprits et des mœurs est incontestable entre 1960 et 1975 et même plus encore dans les années qui ont suivi. Mais était-ce vraiment mieux avant 1960 ? Les prémices du déclin n’étaient-ils pas déjà en place ? Poser la question est déjà y répondre. Il faut remonter avant 1960 pour trouver les facteurs explicatifs de ce déclin même si les années 1960 marquent, surtout en ce qui concerne la religion et les mœurs, une accélération du processus de décomposition. L’auteur laisse au lecteur le soin de trouver les causes et les remèdes aux phénomènes qu’il décrit. En ce qui concerne les remèdes à la crise du catholicisme, nous pouvons relever que la réaction traditionnaliste existait déjà au moins en germe avec la création par Mgr Lefebvre en 1970 de la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X pendant la période couverte par l’ouvrage. D’autres thèmes auraient pu y être abordés come le développement de l’immigration déjà très présente au cours de la période 1960-1975, la libéralisation des échanges et la mise en place de la Communauté Economique Européenne même si les effets de l’ouverture des frontières se sont surtout fait sentir après 1975.   

 

  Au-delà de ces questionnements, La fin d‘un monde est un livre très intéressant à lire tant il fourmille de citations pertinentes et d’anecdotes savoureuses sur l’histoire de cette période. L’on se prend à espérer qu’un jour, une analyse de même qualité puisse être écrite sur la période étrange que nous vivons et qui est source d’autres ruptures.     

 

Thierry de la Rollandière

1 Editions Michel Albin 2021