Peur de vivre ou peur d’aimer ?

Henri Bordeaux1, auteur catholique du XXe siècle, nous a laissé un magnifique roman, La peur de vivre. En transposant ce récit en notre XXIe siècle, on peut se demander si là n’est pas ce mal dont notre monde meurt aujourd’hui.

Peur du lendemain certes, de ces jours noirs que l’on nous annonce quotidiennement, mais pire encore car « La peur de vivre, c’est de ne mériter ni blâme, ni louange. C’est le souci constant, unique de sa tranquillité. C’est la fuite des responsabilités, des luttes, des risques, de l’effort. C’est de refuser à la vie qui les réclame sa peine et son cœur, sa sueur et son sang. Enfin, c’est de prétendre vivre en limitant la vie, en rognant le destin2. »

La vie n’est pas ce petit bonheur tranquille, confortable, aussi éloigné que possible de toute secousse, saupoudré d’amitiés belles et moins belles qui nous donnent l’impression d’avoir une vie bien remplie. Elle n’est pas non plus un temps au cours duquel, pour apaiser notre conscience, nous aurons consacré le temps minimum à notre prière du soir et du matin, à la messe du dimanche, aux nécessiteux ou à quelques oboles mais qui, si l’on prend le temps de l’analyser un jour de lucidité et parfois bien tard, n’est en fait qu’une fuite et un abrutissement pour ne pas voir l’essentiel…

« Donner » et « se donner »

« Donner » ? Nombreux sont ceux qui font preuve de générosité : maraudes, dons, entraide, secours aux handicapés… Sans tous ces petits gestes, le monde deviendrait un véritable enfer tant l’égoïsme ferme les cœurs, aigrit et rend jaloux. Certes ces actes sont très méritants pour le ciel « car c’est en se donnant que l’on reçoit3 ». Tout cela est excellent et prépare les cœurs au grand don mais ce serait dommage d’en rester là. Et d’ailleurs ne connaissez-vous pas aussi beaucoup de gens très généreux et qui pourtant ne connaissent pas Dieu ? 

Et « se donner » ?

C’est plus que l’aumône qui nous est demandée : c’est la divine charité dont le nom veut dire : amour. C’est notre cœur qu’il faut donner ! Comprendre que l’on ne pourra dire « j’ai vécu » que lorsque l’on aura accumulé de ces richesses que rien ne peut vous prendre : un amour, une sagesse, une espérance et même une douleur féconde… quelque chose enfin dont on aura enrichi l’étoffe de sa vie pour en confectionner la tenue nuptiale qui nous ouvrira la porte du paradis.

« Profite de ta jeunesse et vis ta vie ! »

Qui, mieux que celui qui aime Dieu, va « vivre sa vie » parce qu’il en comprend mieux le prix et qu’elle nous apparaît comme une chose splendide et précieuse entre toutes ; parce qu’il a à la fois le sens de la fugacité des jours éphémères et de leur durée dans le prolongement éternel ; parce qu’il a, non seulement le droit mais le devoir strict de charger chacune des minutes d’une vie intense d’âme pour donner, à ces riens qui passent, une valeur éternelle ; parce qu’il a l’obligation rigoureuse de développer en lui intelligence, cœur, esprit, aptitudes naturelles pour ne pas avoir peur devant la redoutable phrase : « Celui qui a reçu un talent doit en rendre deux. » Parce que ceux qui rejettent les charges de la vie, finalement se suppriment ces joies ; et ceux qui, au contraire, loyalement, noblement, généreusement accueillent les devoirs, même lourds, agrandissent leur cœur et trouvent au fond de ces tâches – qui peuvent sembler si monotones – un épanouissement, une vitalité, une joie à faire périr de jalousie tous les blasés de la terre s’ils pouvaient seulement en soupçonner l’existence.

« La vie, ce n’est pas la distraction et le mouvement du monde. Vivre c’est sentir son âme, toute son âme, c’est aimer de toutes ses forces toujours jusqu’à la fin et jusqu’au sacrifice. Il ne faut craindre ni la peine, ni les grandes joies, ni les grandes douleurs, elles sont la révélation de notre nature humaine4 », explique Madame Guibert à une jeune femme épouse errante et délaissée.

Vivre sa vie, c’est grandir, c’est aimer, c’est faire œuvre belle et durable. C’est s’épanouir soi-même, atteindre son développement total en laissant derrière soi une tâche, petite peut-être, mais bien faite. Et qui le peut mieux que celui qui aime et qui veut vivre pleinement sa foi ?          

Se donner, c’est renoncer

« La grande aventure, celle où les risques sont les plus grands, celle où l’on dépense le plus d’héroïsme, où l’on fait les découvertes les plus merveilleuses, c’est celle de la vie de tous les jours vécus en profondeur5. »

Il est de grandes heures dans la vie où l’on doit poser des choix ; une et même deux bonnes retraites permettent de les réaliser sous le regard de Dieu et avec le secours de conseils avisés. Une fois ceux-ci définis, c’est le moment d’aller de l’avant, sans regarder en arrière, sans questions inutiles, sans regret ni amertume. Si nous avons pris Dieu comme témoin de nos résolutions, Il nous aidera à accomplir la mission qu’Il nous a confiée jusqu’au bout.

Ces choix réclament le sacrifice ; c’est une réalité dont il faut être conscient, mais s’ils sont réalisés avec foi, enthousiasme et joie, ils seront, soyons-en convaincus, de grande valeur pour le ciel.

Qui sait si le renoncement d’une maman à un poste professionnel prestigieux, pour rester au foyer dans son humble tâche ménagère et quotidienne ne lui méritera pas de donner un jour un enfant à Dieu ?

Qui sait combien d’âmes seront sauvées par ce jeune homme à l’avenir prometteur qui se retire à l’ombre d’un cloître ?

« Celui qui ne prend pas la haute mer ne comprendra jamais la joie profonde d’avoir largué les amarres et de ne s’appuyer sur rien que sur Dieu, plus sûr que l’océan6. »

Beaucoup méconnaissent l’idéal, plus nombreux encore sont ceux qui reculent devant lui. Il leur manque le feu sacré ; c’est ce feu-là qui brûle au cœur de l’être passionné et le lance sans arrêt à la conquête de son idéal, lui fait surmonter les difficultés. Voilà pourquoi Lacordaire disait : « Un homme sans passion est un homme de rien. » C’est ce que l’Eglise appelle le zèle qui entraîna les cœurs des saints vers Dieu et vers les âmes sans que rien, ni en eux-mêmes, ni dans les autres, fût capable de les retenir. C’est ce zèle qui a donné aux héros et aux saints l’unité de leur vie, plût à Dieu que comme les saints, sans rien voir d’autre, sans écouter les paroles contradictoires, nous allions à notre but unique, le regard tendu, sans dévier jamais, sans retourner en arrière, sans piétiner lamentablement ! Soyons des passionnés c’est-à-dire des cœurs ardents, dévorés d’amour, prêts à vivre d’un seul idéal et à puiser en lui la force d’aller jusqu’au bout du chemin que Dieu nous a tracé.

Le ciel est avec nous

– Relisons les vies de sainte Thérèse, de saint François, de saint Vincent de Paul ; elles nous livrent le secret de l’héroïsme qui est, non dans l’acte mais dans la générosité qui l’accomplit. Nous y trouverons le secret de la fidélité à soi-même, le respect de la voix intérieure, celle de la conscience et de ses exigences. A force de contempler les sommets, on se met un beau jour en route pour les atteindre car l’admiration est un ferment de force et on finit par ressembler à ceux qu’on aime. Vivons donc en familiarité avec les héros et avec les saints.

– Contemplons la vie de Notre-Dame, elle qui a été mère en perfection et en plénitude : « Elle s’est contentée d’accomplir son humble tâche de mère et d’épouse, sans autre souci que de très bien faire son devoir d’état, si peu reluisant et si obscur, dans la plénitude d’amour du moment présent. Et de cette Femme ne dira-t-on pas : c’est le plus magnifique apôtre que la terre ait jamais porté7 ? »               

– Notre-Seigneur, lui-même, nous a tout donné. Il nous a donné sa Mère, Il nous a donné l’Eglise, Il nous a laissé ses dons :

  • le don de crainte, qui nous aide à nous abandonner entre les mains de Dieu avec confiance,
  • le don de force qui apporte le courage chrétien de la régularité et de la persévérance « en tenant son cœur fixé au ciel8, »
  • le don de piété qui se traduit par l’inspiration de la douceur,
  • le don de conseil qui nous met sous l’influence du Saint-Esprit par ses inspirations,
  • le don de science qui nous montre le néant des choses terrestres et la toute-puissance de Dieu,
  • le don d’intelligence qui nous met sous l’inspiration de la Lumière des cœurs,
  • le don de sagesse qui nous donne le sens de la grandeur de Dieu et de sa présence, et nourrit notre charité.

 

Se donner, c’est… aimer

Vivre au sens magnifique du mot, c’est faire la plus belle croisière autour de l’amour. « Souffrir, m’a dit un jour une vieille amie, quand on aime et qu’on sait pourquoi on souffre, n’est-ce pas vivre deux fois ? » Elle a mis son âme dans les plus petites de ses actions ; sous ses doigts, l’humble étoffe de sa destinée est devenue comme une tapisserie royale faite point par point…

Si nous travaillons en premier « à rechercher le royaume de Dieu », n’oublions pas la promesse qui suit : « le reste nous sera donné par surcroît »… et ce reste ce sont tous les petits bonheurs qui, à foison, peuvent pousser sur notre chemin, ne passons pas sans les voir !

Et c’est en nous donnant que nous apprendrons le goût de la vraie grandeur, interdisant à notre cœur toute pensée de mépris, cultivant la bienveillance, goûtant l’émerveillement devant les belles choses du quotidien, emplis de reconnaissance pour tous ceux qui nous entourent ; alors nous aurons trouvé ce que c’est que l’amour.

Méditons le secret que les saints nous ont laissé : alimentons notre vie où ils alimentaient la leur, aux trois sources inépuisables de la foi, de l’espérance et de la charité, et nous n’aurons plus ni peur de vivre, ni peur d’aimer !

« Soli Deo Gloria!» Tout pour la gloire de Dieu !

M-M. H.

 

 

1 Henry Bordeaux, avocat, romancier et essayiste français, originaire de Savoie.

2 Henry Bordeaux – Préface de  La peur de vivre 

3 Prière de saint François d’Assise

4 Henri Bordeaux, La peur de vivre

5 Madeleine Danielou

6 Père Lyonnet

7 Marie de Fiesole, La toute petitesse

8 R.P. Ambroise Gardeil o.p., Le Saint-Esprit dans la vie chrétienne

9 Note écrite par Jean-Sébastien Bach en tête de toutes ses partitions