Ma chère Bertille,
Je souris encore en repensant à notre discussion d’hier. Tu étais si enthousiaste et pleine de projets ! L’année scolaire est à peine commencée que tu me parles déjà de ce que tu feras l’an prochain, puis dans 5 ans et ta vie telle que tu l’imagines plus tard ! Vois-tu, ce que j’aime, chez toi, c’est ta générosité. Tu ne me l’as pas dit, mais cela se devine à travers tes paroles : ton âme est pleine de grands désirs, tu veux une vie lumineuse, rayonnante, héroïque… Une vie sainte, mais pas sainte à moitié ! Et c’est très bien car nous allons aussi loin que nous portent nos désirs. Et pourtant, en priant, nous disons à Notre-Dame d’intercéder pour nous « maintenant et à l’heure de notre mort ». Finalement, plus important encore que le choix de ta vocation (Seras-tu religieuse ? Maman ?), le choix de tes études, de ton métier, de la ville où tu vivras, des amis, de tes lectures, tes activités il y a le « maintenant » et l’heure de ta mort.
Maintenant, me répondras-tu ? Mais maintenant, ma vie n’a rien de très excitant. Mes journées sont plutôt monotones, il ne fait pas beau, je m’ennuie même parfois… Oh oui ! Il est bien plus agréable de penser à ses projets ou de se remémorer de bons souvenirs. Pourtant… Si tu y réfléchis bien, tu ne vis vraiment que le présent. Seul le « maintenant » existe vraiment : le passé n’existe plus, et le futur n’existe pas encore. Seul l’instant vaut la peine qu’on s’intéresse pleinement à lui car, c’est maintenant que tu peux avoir une vie grande, une vie rayonnante, une vie héroïque ! C’est ce qu’écrivait le Père Vayssière, un dominicain du XXe siècle : « Vivons la minute présente, toujours sans préoccupation de celle qui suivra. Elle doit nous suffire, elle est pleine de Dieu et de son infinie tendresse. » Oui, tout instant nous donne Dieu et qui possède Dieu possède tout ! Comme son nom l’indique, le présent est un cadeau que Dieu nous fait. Il nous a créé dans le temps pour que nous vivions minutes après minutes. Il a voulu que pour acquérir de nouvelles qualités, de nouvelles connaissances, des nouvelles capacités nous prenions du temps… L’oublier, c’est s’exposer à l’échec. Un proverbe le dit bien « le temps se venge toujours de ce qu’on a prétendu faire sans lui ». Ce que Dieu attend finalement, c’est que nous vivions l’instant présent selon sa volonté : agir selon notre devoir, selon les forces dont nous disposons actuellement. Rien de plus, rien de moins. Nous serons alors dans sa paix.
Mais où est l’héroïsme et les exploits que l’on associe si facilement à la sainteté ? Cela paraît si simple ! Ne te fie pas aux apparences : trois ennemis tentent de nous empêcher de bien vivre l’instant présent : le passé, le futur et l’extraordinaire.
Le passé tout d’abord. Certains ressassent leurs échecs, leurs fautes passées et perdent courage. D’autres au contraire se reposent sur leurs lauriers : ils pensent à leurs succès et la gloire qu’ils ont obtenus dans telle ou telle circonstance et en oublient de continuer à faire du bien maintenant. Quel remède faut-il alors pour revenir dans le présent ? Il faut espérer en Dieu, ne compter qu’en ses propres forces à Lui sans penser à notre faiblesse ou à nos qualités : ce qui compte, c’est sa grâce, grâce qu’Il nous communique maintenant.
Le futur est sans doute ce qui occupe encore plus tes pensées que le passé : tu te vois demain en train d’agir comme ceci, tu te projettes dans ta vie après le bac, puis après tes études et puis… et puis tu t’inquiètes ou tu surestimes tes forces. Ton esprit est tendu, empli de suppositions… « jette tes préoccupations en Dieu, nous dit la liturgie, et lui-même te nourrira1 ». En effet, le Père Vayssière écrit encore « Dieu nous donne sa grâce goutte à goutte pour la minute qui se présente. Quant à l’avenir, nous n’avons pas la grâce pour nous en préoccuper. Laissons-le donc dormir en paix, en attendant qu’il s’éveille, devienne présent, et que nous ayons la grâce pour le sanctifier ».
Qui ne rêve pas, comme toi, chère Bertille, d’un peu de piment dans sa vie ? On voudrait vivre des aventures extraordinaires ou du moins sortir des occupations monotones qui ponctuent nos journées… L’instant présent peut nous sembler parfois bien décevant et sans saveur. Et pourtant, c’est là que se situe l’héroïsme. Le général de Sonis écrivait : « Le véritable héroïsme est la constante fidélité dans une vie humble et cachée. Aimez le poste où on ne vous voit pas. » Alors, je te souhaite vraiment ma chère Bertille de devenir une de ces âmes héroïques, lumineuses et saintes en vivant chaque instant pleinement, selon ton devoir et tes forces du moment. Certes, tu compteras sans doute quelques combats et défaites, mais n’en n’est-il pas ainsi pour tout le monde ? Cela n’empêche pas de retrouver bien vite la présence vivante de Dieu dans le présent d’un cœur contrit et généreux !
Anne