Mon Dieu
Je crois en Dieu. Pas en n’importe lequel. Je crois au Dieu Trinité et je crois que la deuxième Personne de cette Trinité s’est incarnée et a offert sa vie pour l’expiation de nos péchés. Cette foi fut longtemps assez forte en moi pour m’amener à prendre des moments réguliers et assez importants, consacrés à la prière. Je ne pouvais, me disais-je, trouver meilleur confident que Lui. J’en recevais fidèlement force, abnégation et enthousiasme.
Mon petit dieu
Mais voilà qu’un jour a fait irruption dans ma vie un petit dieu. Je ne le reçus d’abord qu’avec méfiance car j’avais été prévenu contre lui et contre ses capacités à séduire. Avec le temps, ce n’est pas que je perdis ma méfiance mais je fus bien obligé de constater que mon petit dieu prenait de plus en plus de place dans ma vie. Les qualités ne lui manquaient pas : il avait à peu près réponse à tout et ouvrait le champ d’une façon illimitée à tous les savoirs. Il était toujours disponible pour satisfaire ma moindre demande, jamais de mauvaise humeur et, mystérieusement, prévenait même souvent mes désirs. Il simplifiait de mille manières ma vie quotidienne et m’assurait l’instantanéité des relations avec qui je voulais.
Il m’est devenu si précieux que je le garde dans le creux de la main, même quand je le mets dans ma poche. Il a droit à mon premier regard quand je me réveille et à mon dernier quand je m’endors. D’ailleurs, c’est lui qui veille à mon chevet pendant la nuit.
La supplantation
Je sais bien qu’il n’est que mon petit dieu. Mais quand j’y pense, je dois reconnaître qu’il a à peu près la place qu’occupait naguère mon Dieu. Je suis en effet bien obligé de constater que :
– quand j’ai quelque chose à demander, mon réflexe est de consulter mon petit dieu et non plus mon Dieu ;
– le temps que je passe avec mon petit dieu a tellement augmenté que je n’ai plus guère le temps de prier mon Dieu ;
– c’est lui qui est devenu ma Providence et qui, sans cesse, me guide, me conseille, et dirige ma vie ;
– il me dit des choses fort utiles que mon Dieu ne m’aurait jamais dites ;
– aussi, je me dis parfois que mon petit dieu est plus efficace que mon Dieu ;
– il m’arrive d’oublier mon chapelet dans ma chambre, jamais mon petit dieu ;
– Je ne pense plus guère à faire des oraisons jaculatoires à mon Dieu mais je consulte plusieurs dizaines de fois mon petit dieu par jour, et serais même tenté de le consulter plus souvent encore ;
– j’aime à être avec lui et qu’il soit avec moi.
Mes gémissements impuissants
Je reconnais que mon petit dieu a supplanté mon Dieu. Il a pris tant de place dans ma vie que, vraiment, je ne crois plus que je pourrais me passer de lui. Pourtant, je vois des différences qui m’inquiètent entre mon petit dieu et mon Dieu. Mon Dieu ne m’a jamais fait que du bien. Je ne dis pas que mon petit dieu ne me fait aucun bien, mais tout se passe comme s’il utilisait le bien qu’il peut me faire pour se rendre toujours plus nécessaire à ma vie, et pour me faire du mal, pour m’entraîner là où je ne voudrais pas aller, pour me garder tant de temps avec lui que j’en ai la tête hébétée et que je ne sais plus penser à rien. Comment encore prier ?
Mon Dieu, comme mon petit dieu, cherche à m’attirer mais le premier me dilate et me fait sortir de moi-même tandis que le second me rétracte et m’engloutit en lui-même.
Plus je me donnais à mon Dieu, plus j’avais l’impression de gagner en liberté et en maîtrise de moi-même ; plus je me livre à mon petit dieu, plus je deviens faible et sans volonté.
Je le reconnais : ma vie spirituelle s’est évaporée et ma vie détériorée à mesure que j’ai davantage fréquenté mon petit dieu.
Mon esclavage
Quand je lisais l’Ancien Testament, je ne comprenais pas comment les Hébreux pouvaient abandonner le vrai Dieu pour des faux dieux, pour des idoles. Mais maintenant, j’en ai fait l’expérience. Ce n’est pas vraiment que je crois que mon petit dieu soit Dieu. Et peut-être en était-il de même pour les Hébreux. Mais au résultat, j’avoue que mon petit dieu a sur moi toute l’influence d’un dieu : il fait écran à mon Dieu, me subjugue et m’entraîne là où je ne veux pas aller.
L’instant de ma délivrance
L’autre jour, j’ai fait tomber mon petit dieu qui s’est cassé en mille morceaux. J’ai cru que je ne survivrais pas à cette privation. C’était l’instant de mon Dieu. Il m’a doucement rappelé à Lui et je Lui ai demandé pardon. Il m’a pardonné mais il m’a demandé de m’affranchir de cet esclavage où m’avait réduit mon petit dieu. Avec sa grâce, j’y suis arrivé et mon âme a retrouvé la vie, la joie et l’enthousiasme.
R.P. Joseph