Le retour au réel

Notre monde moderne est malade. Cette maladie n’est pas anodine car elle aboutit à son autodestruction. En effet, depuis le XVIIIe siècle, les idées philosophiques ont construit un homme nouveau pour une société nouvelle.

Jusqu’à cette époque de l’histoire, l’homme suivait des modèles : pour la Grèce antique, c’était l’homme bel et bon (καλὸς κἀγαθός) ; pour la Rome Antique le bonus civis ; au Moyen-Âge, le chevalier ; pour le XVIIème siècle français, l’honnête homme ; et, dans les pays anglo-saxons, le gentleman. Ces modèles constituaient l’élite dirigeante qui plongeait ses racines dans une vie constamment vécue en contact avec le monde extérieur, avec la nature, avec l’expérience des êtres. En un mot, ces modèles s’enracinaient dans le réel pour rechercher le Vrai, le Bien, le Beau.

Depuis le siècle des Lumières, l’homme ne cherche plus à s’enraciner dans le réel, mais à le remodeler selon ses propres désirs. L’intelligence, devenue créatrice, s’est mise au service de l’utopie. La réalité n’est plus acceptée telle qu’elle est : elle est rêvée, construite, façonnée. En rejetant Dieu, l’homme moderne rejette aussi l’ordre naturel auquel il appartient, qu’il le reconnaisse ou non.

Nous en constatons aujourd’hui les conséquences les plus funestes. L’homme contemporain, livré à ses instincts et à sa seule volonté, en vient à justifier toutes les formes de déviances morales. Dans de nombreux pays, la législation va désormais jusqu’à permettre à l’individu de se supprimer lui-même, par le biais de l’euthanasie. C’est ici l’aboutissement ultime d’une intelligence coupée de toute transcendance, repliée sur elle-même, et affranchie de tout ordre naturel : une marche vers l’autodestruction.

Ce modèle de société est effrayant. Nous n’en voulons pas ! En théorie, c’est certain. Mais, dans la pratique, les choses ne sont pas si simples. En effet, ne nous laissons-nous pas contaminer par ces idées malgré nous ? Le smartphone, les écrans, les réseaux sociaux ne sont-ils pas les outils parfaits de ce culte du moi, de la volonté de puissance ou du rêve qui laissent notre imagination enterrer définitivement le réel ? La fascination pour la technologie ne nous fait-elle pas oublier le sens des réalités les plus élémentaires ?

Alors que ces outils de communication sont censés faciliter la communication, combien de fois, précisément parce qu’ils sont trop faciles d’usage, n’avons-nous pas été témoins de personnes qui se désistent d’un engagement à la dernière minute par un simple clic ou par un bref message laconique d’excuse ? Qu’il est dur aujourd’hui pour un responsable de maintenir la fidélité de ses subordonnés !

Ne sommes-nous pas de plus en plus témoins d’un curieux renversement des habitudes ? Pour quelque chose d’aussi ordinaire que le choix d’un restaurant, il semble désormais acquis que l’on ne se fie plus à l’ambiance qui se dégage d’une devanture, ni même à la lecture d’une carte de menus affichée à l’entrée. Ce qui prime aujourd’hui, c’est la consultation systématique et parfois presque compulsive des avis en ligne. Quelques étoiles, des commentaires souvent anonymes, suffisent à orienter nos choix, comme si le jugement collectif, aussi biaisé ou impersonnel soit-il, devait toujours prévaloir sur l’intuition personnelle ou l’expérience directe.

N’avons-nous pas déjà entendu que les quêtes électroniques aux messes dominicales devraient être généralisées, par souci d’efficacité et de rentabilité ? Hélas, cette vision mécanique et rentière fait oublier et même supprime le sens profond de la quête qui est un acte liturgique en étant une participation active et physique des fidèles à l’offrande physique du pain et du vin par le prêtre. C’est la raison pour laquelle la quête est effectuée à l’offertoire et non à un autre moment de la messe. Le terminal bancaire qui ponctionne quelques euros virtuels pour les transférer d’un compte bancaire à un autre ne constitue pas une contribution physique à l’offrande du prêtre et retire à cet acte de la quête son caractère liturgique.

Ces quelques exemples montrent à quel point cet empire du virtuel imprègne nos vies et transforme subrepticement notre rapport à la réalité. Sites internet, médias, forums, blogs, réseaux sociaux, messageries diverses, intelligence artificielle modifient notre manière d’agir.

La réponse du chrétien, aujourd’hui plus que jamais, c’est d’obéir au réel en vivant en vérité. C’est l’exemple de la Sainte Famille vivant humblement et simplement. C’est l’enseignement de sainte Thérèse de Lisieux, la plus grande sainte des temps modernes, par la fidélité au devoir d’état dans les petites choses. C’est l’enseignement de tous les saints du ciel qui, par leur vie, nous prêchent l’humilité, c’est-à-dire nos limites et notre dépendance à Dieu et au réel. Deux grands moyens encouragés par l’Eglise et offerts à chacun pour vivre en vérité sont à notre portée : l’oraison quotidienne qui oriente tout notre être vers Dieu, source de toute réalité ; la vie sacramentelle, par laquelle, au moyen de réalités sensibles voulues et instituées par Notre-Seigneur-Jésus-Christ, Dieu communique sa grâce.

L’homme est fait pour le bonheur. C’est la grande réalité à considérer et à rechercher en y développant les moyens pour y parvenir, à savoir l’exercice de la vertu et la vie de la grâce par les sacrements pour pouvoir dire à la suite de saint Paul : « c’est quand je suis faible que je suis fort » (2 Co 12,10) ; « je puis tout en celui qui me fortifie » (Ph 4,13). C’est ce qui nous fait vrais chrétiens et vrais hommes. Et une chose est sûre : face à cela, le virtuel fait écran !

 

Laurent

 

N-B : Nous recommandons l’ouvrage de Marcel de Corte, L’intelligence en péril de mort, qui est une clé de compréhension du monde actuel.