Henri et André Charlier sont deux grands convertis au catholicisme du 20ème siècle qui ont eu un parcours remarquable. Henri est né en 1883, baptisé à 31 ans et mort à 92 ans en 1975 au Mesnil-Saint-Loup. C’est un de nos plus grands artistes peintre et sculpteur catholique de la 1ère moitié du 20ème siècle. André Charlier, né en 1895, est lui un éducateur, professeur puis directeur de l’école des Roches, un établissement scolaire de Normandie qui s’était replié à Maslacq entre Orthez et Pau pendant la 2nde Guerre Mondiale. Charlier a eu comme élève des personnalités aussi célèbres que Jean Raspail et dans l’équipe de professeurs qu’il dirigeait, un Jean Madiran. André et Henri Charlier ont nourri, éduqué, élevé des générations entières de jeunes gens, d’apprentis, d’artistes (musiciens, peintres et de sculpteurs), de paysans ou d’intellectuels, dans un authentique esprit français, le même que celui qui a animé un Charles Péguy dont ils étaient tous les deux proches.
Henri et André Charlier ont contribué au renouveau du chant grégorien en écrivant ensemble un ouvrage clé sur le sujet. Les disciples qu’ils ont eus ont permis à plusieurs générations de français de retrouver le trésor de la Tradition catholique et la grandeur de la chrétienté. Qu’il suffise de citer le monastère bénédictin sainte-Madeleine du Barroux fondé par Dom Gérard, un élève d’André Charlier à l’école de Maslaq dont il était directeur dans les années 40 ou encore le pèlerinage de Chrétienté, connu comme le pèlerinage de Chartres et dont l’idée est née au Mesnil-Saint-Loup, là ou Henri Charlier s’était installé comme peintre et sculpteur, 7 ans après sa mort en 1982 à l’occasion de la troisième édition de l’Université du Centre Henri et André Charlier fondée à Fanjeaux en 1979 avec la bénédiction de Mère Anne-Marie Simoulin. Henri et André Charlier ont été de remarquables écrivains et contributeurs à la revue Itinéraires de Jean Madiran. D’André Charlier, on lira avec beaucoup de fruits les Lettres aux Capitaines et les Lettres aux Parents qu’il adressait aux jeunes de son école et à leurs familles. Une biographie écrite par son petit-fils, le père Henri, moine du Barroux, a été publiée aux Ed. Sainte-Madeleine en 2015. D’Henri Charlier, on retient le livre La réforme politique, composé de certains de ses articles parus dans Itinéraires et surtout le très bel ouvrage sur l’enseignement, Culture, école, métier. Charlier traite dans ce livre d’une question centrale que doit se poser tout éducateur, qu’il soit parent ou professeur : quelle instruction donner à un jeune à l’école ? Quelle culture, quels savoirs transmettre ? Il apporte des réponses profondément réalistes à ces questions. Cet ouvrage est un excellent complément au livre L’intelligence en péril de mort de Marcel de Corte car il fournit des remèdes à la crise actuelle de l’éducation.
Les thèses essentielles d’Henri Charlier dans cet ouvrage sont les suivantes :
- L’école apprend à penser, à distinguer les idées et à former le jugement ;
- Cette formation s’appuie sur une authentique culture vécue : lire des écrivains dans le texte, se réciter chaque jour des vers, être capable de soutenir une petite conversation latine ou traduire des textes dans une autre langue.
- L’école doit s’articuler harmonieusement avec les métiers qui s’apprennent dans les ateliers et au contact des professionnels par l’apprentissage.
Concernant le premier point, Charlier montre que la finalité de l’enseignement n’est pas de faire retenir aux enfants dans leur mémoire le plus de choses possibles, mais de leur apprendre d’abord à penser : « Que la mémoire soit pleine de connaissances innombrables amassées par les générations des hommes est tout à fait inutile si l’esprit ne sait ni les unir en idées ni les classer. Le véritable esprit de l’enseignement n’est pas de savoir beaucoup de choses mais d’apprendre à distinguer les idées. » Blaise Pascal l’avait magnifiquement écrit : « L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant. […] Travaillons donc à bien penser : voilà le principe de la morale car toute notre dignité consiste en la pensée. » Une tête bien faite plutôt qu’une tête bien pleine nous dit encore Montaigne. Penser consiste à exercer son intelligence. Ce n’est pas créer ni recréer le monde comme le désirait un Karl Marx, c’est pénétrer profondément dans la nature des choses, y voir des rapports qui ont échappé aux yeux, rattacher entre eux les faits observés.
Sur le deuxième point, on ne peut donner à un enfant, un jeune homme que ce que l’on a soi-même reçu. Il revenait à nos pères d’être les passeurs de la culture et des savoirs des générations précédentes. Pour transmettre un héritage qui ait une quelconque valeur, il appartient d’abord à ceux qui sont les gardiens de cet héritage de le cultiver. Cultiver sainement l’héritage, c’est non seulement en vivre mais le faire fructifier et enseigner à la génération suivante à faire de même. Voilà qui est bien différent du projet moderne d’accumuler dans des mémoires informatiques sans âme toujours plus d’informations de toute sorte que l’on ne retient pas car l’on invite tout le monde à se servir d’un moteur de recherche pour retrouver telle ou telle information. Le complément indispensable de l’intelligence est cette faculté de l’âme qu’est la mémoire. L’un des préjugés les plus communs que l’on rencontre aujourd’hui avec le numérique est de considérer que l’on n’a plus besoin de savoir par cœur quoique ce soit puisque l’on aurait tout au bout des doigts. C’est ce qui a fait écrire à ce pseudo-philosophe Michel Serres un opuscule intitulé Petite poucette où il vante l’usage du doigt qui accède à toute la connaissance du monde sans peine. Mais pour savoir quoi chercher encore faut-il s’être donné la peine de l’apprendre puis de recourir à sa mémoire pour le retrouver. Si vous voulez chercher ces merveilleux vers de Virgile dans l’Énéide, encore faut-il que vous sachiez que Virgile existe, qu’il a écrit l’Eneide et que ce poème raconte l’histoire d’Énée. Tout ceci a dû vous être enseigné et vous avez dû l’inscrire dans votre mémoire.
Enfin le génie de Charlier est de constater grâce à son art de peintre et de sculpteur que l’espèce de savoir enseigné dans les écoles n’est pas apte à bien former le jugement des choses pratiques si l’enseignant ne s’appuie pas sur des faits concrets, c’est-à-dire l’art de soupeser les causes différentes qui agissent en chaque cas donné. Citons-le : « Un enfant rabote une planche pour la première fois ; il apprend aussitôt que le bois a un fil contre lequel on ne peut rien ; c’est, direz-vous, de la technique tout simplement alors que c’est l’intelligence qui apprend par l’éducation de la main. C’est aussi cette constatation fondamentale qu’il y a une nature des choses à connaître, ce dont les intellectuels se passent généralement, parce qu’elle ne leur a jamais été présentée à eux-mêmes comme une chose d’expérience. Ils pensent la trouver dans des principes généraux beaucoup trop abstraits et ils ont coutume dans l’enseignement de simplifier l’explication des faits. » Les métiers enseignent qu’il y a une nature des choses. Un professeur peut être dans l’erreur, y rester toute sa vie, massacrer 1000 ou 10 000 intelligences, il garde une bonne place, puis prend une retraite confortable. Mais si le paysan manque deux fois de suite les semailles, il est ruiné. C’est l’origine de ce qu’on appelle le bon sens paysan : il sait qu’il y a une nature des choses et qu’on ne la changera pas. L’esprit d’un grand vigneron est un esprit formé – formé à observer, à induire, abstraire, déduire, généraliser.
Selon Charlier, un programme d’éducation type unirait donc tous les Français sur une conception naturelle de la vie, c’est-à-dire enseignant la loi et la morale naturelle dont la justice est le grand ressort, et ce programme s’établira d’autant mieux que l’on y joindra les textes magnifiques que nous ont laissés nos ancêtres dans l’Histoire.
Louis Lafargue