La Fin de la Chrétienté

Par Chantal Delsol1

La Fin de la Chrétienté. J’aurais aimé mettre un point d’interrogation après le titre de cet article mais il n’y en a pas dans celui du livre. Au contraire, le constat dressé par l’auteur se veut implacable et la Chrétienté est pour lui bel et bien terminée, elle ne reviendra pas et il ne faut pas le regretter2. Une prise de position aussi radicale peut surprendre de la part de Chantal Delsol, membre de l’Institut, philosophe de renom, catholique revendiquée, chroniqueur au Figaro et figure éminente de l’establishment conservateur. Elle n’en est que plus inquiétante et révélatrice à la fois de l’état d’esprit qui anime nos élites et contre lequel nous nous devons de réagir.   

Pour l’auteur, la Chrétienté, qui peut se définir comme la civilisation inspirée, guidée et ordonnée par l’Eglise, aura duré près de 16 siècles : il la fait commencer en 394 à la bataille de la Rivière froide (Frigidus), dans l’actuelle Slovénie, qui a vu la victoire de l’empereur romain d’Orient, le chrétien Théodose, sur le représentant de l’empire romain d’Occident, le païen Eugène. Elle se termine au milieu de la seconde moitié du XXème siècle avec le vote dans à peu près tous les pays occidentaux de lois autorisant l’avortement. Son agonie aura duré deux siècles pendant lesquels l’Eglise s’est battue pour ne pas la faire mourir. Si les premiers assauts contre la Chrétienté commencent au XVIème siècle avec Montaigne, la Renaissance et les Réformateurs, c’est la Révolution de 1789 qui va lui porter les coups décisifs. Celle-ci n’a pu, en effet s’accomplir que parce qu’elle s’est placée en opposition frontale avec le Christianisme. C’est ce qui la différencie des révolutions survenues aux XVIIème et au XVIIIème siècles aux Pays-Bas, en Angleterre et aux Etats-Unis qui se sont appuyées sur un socle religieux, la religion protestante n’offrant que peu d’obstacles à l’éclosion des idées nouvelles. La Révolution française débouche sur une guerre entre l’Eglise et l’Etat et pendant le XIXème siècle et la première moitié du XXème siècle, l’Eglise va s’ériger en rempart contre la modernité avant de progressivement perdre de sa puissance et de son influence.  

Sur le plan des idées, la liberté et l’individualisme, érigés en principes quasi-absolus, s’opposent à la Chrétienté qui défend une société basée sur des liens organiques et ordonnée vers le bien commun et sa fin spirituelle. Même si l’Eglise, avec le concile Vatican II, a voulu se réconcilier avec le monde, celui-ci la considère comme une institution obsolète car elle repose sur la vérité et use d’autorité pour maintenir ses positions. Aujourd’hui, la très grande majorité du clergé et des fidèles est attachée aux principes modernes de liberté de conscience et de religion, à contre-courant des thèses qu’ont défendues les papes au XIXème siècle. Du Sillon de Marc Sangnier au personnalisme de Jacques Maritain et d’Emmanuel Mounier, le Christianisme veut s’adapter à la modernité et espérer ainsi sauver l’essentiel. La démocratie chrétienne qui sera très influente en Europe après 1945 n’offrira pourtant à la Chrétienté qu’un sursis limité. La condamnation de l’Action française en 1926 pointe un agnosticisme revendiqué et pénétrant l’Eglise, voyant en Charles Maurras celui qui pratique sans croire et privilégie ainsi les rites sur la foi. Plus tard, à l’opposé du spectre politico-religieux, le   dépouillement qui relègue également la foi à la remorque des gestes censés l’illustrer va être très présent dans la crise des années 1960. La révolte des mœurs qui va éradiquer la Chrétienté se double d’une réduction des vérités de foi à des symboles. La transsubstantiation est mise en cause, y compris dans les séminaires. Une large partie du catholicisme se protestantise. La fin de la Chrétienté s’accompagne d’une altération de la foi en plus d’une baisse drastique du nombre de pratiquants. 

 

L’inversion normative

La fin de la Chrétienté est illustrée par l’inversion normative que nous connaissons depuis deux siècles et qui rappelle, dans le sens exactement contraire, celle qui s’est produite à Rome au IVème siècle après Jésus-Christ lorsque les chrétiens ont orienté la législation sur les mœurs dans le sens indiqué par l’Evangile à l’encontre de celui inspiré par le paganisme. Depuis la Révolution française, en effet, le droit de la famille a été bouleversé et même retourné vers ce qui prévalait dans l’empire romain décadent.  L’Eglise s’y est fermement opposée, ce qui a pu entraîner quelques allers-retours, mais la tendance de fond demeure : si l’on prend l’exemple du divorce en France, il est institué en 1792, aboli en 1816, rétabli en 1884, légèrement restreint en 1941, pleinement rétabli en 1945, libéralisé en 1975 et rendu encore plus facile en 2016, au point d’être dans certains cas déjudiciarisé. La législation sur l’avortement a aussi connu au XXème siècle quelques soubresauts mais nous sommes passés en moins d’un siècle à ce qui passait pour un acte criminel à quasiment un droit de l’homme. Le mariage contre nature, de même que la reconnaissance de ce mode de vie, constitue une étape supplémentaire dans cette inversion normative et les débats qui l’ont entouré en 2012 ont mis en lumière le fait que la plupart des catholiques s’y sont opposés sans invoquer les principes chrétiens : l’épiscopat français a invoqué des arguments sociologiques, psychologiques et naturalistes sans faire référence au décalogue. Ce fut vain car nos contemporains n’écoutent plus la loi naturelle dont ils contestent jusqu’à l’existence. Les rares pays qui s’opposent à une libéralisation totale des mœurs sont considérés par les autres comme des attardés. Les Etats-Unis où l’avortement est un sujet de débat dans la vie publique constituent une rare exception.

 

L’homme moderne, libéré des croyances, n’a plus aucune raison de contraindre sa liberté individuelle. Ce ne sont pas tant les principes chrétiens en tant que tels qui sont mis en cause que leur prétention à s’imposer sur les âmes puis dans les lois des Etats. L’Eglise emboîtera le pas au XXème siècle et abandonnera toute prétention à peser sur la société. L’ordre moral voulu par Dieu est devenu pour beaucoup de clercs un fantôme du passé. L’inversion normative suit un processus cohérent : elle est la conséquence de la transformation des croyances. Les anciennes mœurs sont liquidées parce qu’elles ne sont plus portées par des croyances. L’inversion normative est le reflet de l’inversion ontologique que nous présenterons dans le prochain numéro de cette revue avant une analyse critique de l’ouvrage.  

          Thierry de la Rollandière

1 Editions du Cerf, 2021
2 Comme nous le verrons dans la seconde partie de cet article, à paraître dans le prochain numéro.