La magnanimité

« La magnanimité, écrit La Rochefoucauld dans ses Maximes, est assez définie par son nom; néanmoins on pourrait dire que c’est le bon sens de l’orgueil, et la voie la plus noble pour recevoir des louanges. » Cette vision de la magnanimité comme une recherche des honneurs par l’accomplissement de grandes choses est assez universelle. Peut-on y voir alors la « vertu » des gens du monde, cachant sous ce beau nom leur soif immodérée des honneurs ?  Peut-on être chrétien et exercer cette vertu, sans nuire à l’humilité ? Faut-il ne la réserver qu’aux saints et aux héros ? Il paraît ici primordial de retrouver le sens exact de l’honneur, objet de la magnanimité, puis de voir si une harmonie est possible entre la magnanimité et les autres vertus.  

La difficulté première, lorsque nous considérons la grandeur d’âme, est de cerner précisément ce qu’elle recherche. Si nous arrivons à mettre en lumière ce but, alors nous pouvons vraiment avoir sur elle un regard juste. Ses détracteurs comme ses plus ardents défenseurs tombent d’accord pour lui donner l’honneur comme objet, mais avec une nuance majeure. La Rochefoucauld avance que la magnanimité a pour but la louange, tandis qu’Aristote et saint Thomas voient plutôt en elle l’accomplissement d’un acte digne de louanges. Cela entend que cet acte peut ne pas être reconnu par les pairs et donc rester ignoré, malgré sa grandeur.

  Mais comment quelque chose de grand peut-il rester caché ? Aristote nous répond ainsi : il faut distinguer deux sortes de grandeurs, l’une relative et l’autre absolue. La grandeur relative consiste à accomplir de petites choses, mais d’une manière excellente. La grandeur absolue, elle, réside dans l’accomplissement d’une grande chose de manière excellente. Mais qu’entendre par « d’une manière excellente » ? Il ne s’agit pas ici de savoir-faire ni de technique, mais bien de vertu, considérée selon son degré d’intensité. C’est ce degré de vertu qui va rendre « digne de louanges » l’acte posé, quel qu’en soit l’éclat. Par exemple, la grandeur de sainte Jeanne d’Arc combattant à la tête des armées et faisant sacrer le roi à Reims est plus éclatante que celle de saint Joseph travaillant seul dans son atelier de charpentier. Est-ce dire que sainte Jeanne d’Arc soit plus grande, plus magnanime que saint Joseph ? Bien sûr que non, car même si leurs actes diffèrent par leur grandeur visible, ils se rejoignent par la vertu qui les anime : faire ce qui est bien d’une manière excellente. Et c’est justement cela le sens de l’honneur : rechercher l’excellence dans toutes nos actions. C’est l’attitude pleine de noblesse des chevaliers qui se refusent à toute bassesse pour accomplir jusqu’au bout leur devoir, c’est aussi celle du père et de la mère de famille qui se sacrifient chaque jour pour leurs enfants et pour le bien commun de leur famille. Que leurs actes soient reconnus ou restent dans l’ombre n’enlève rien à leur grandeur, bien au contraire : les actes cachés sont souvent plus méritoires car privés de la louange des hommes, qui certes peut être souhaitable et légitime, mais qui vient souvent tenter notre orgueil et rendre notre vertu intéressée. Le magnanime est d’autant plus grand qu’il travaille dans l’ombre, inconnu du grand public, car « le véritable héroïsme est la constante fidélité dans une vie humble et cachée1 ». Pour le commun des hommes, la magnanimité est cet héroïsme dans les actes de chaque jour, qui pousse à agir de la manière la plus parfaite qui soit, la plus digne d’honneur, mais sans désirer les honneurs. Le magnanime fonde le choix de ses actes sur la louange que les gens de bien pourraient lui octroyer plutôt que sur les honneurs futiles du plus grand nombre. Il suffit qu’une seule personne estimable (un conjoint, un ami ou même Dieu) connaisse sa vertu pour que son âme soit comblée. Il n’y a ici rien de commun avec la concupiscence des honneurs qui est celle des gens du monde.

  Comment la magnanimité s’articule-t-elle avec les autres vertus ? Chaque vertu est l’occasion de faire preuve de grandeur d’âme :

« Comme il n’y a pas une seule vertu sans grandeur, chaque vertu semble rendre les hommes magnanimes dans la chose spéciale qui les concerne2 ». On peut en juger d’après le portrait que dresse Aristote du magnanime : « Toujours guidé par la générosité, il ne veut recevoir de bienfait que pour en rendre à son tour de plus grands. Loin de rechercher ce qui rapporte, il préfère le désintéressement à l’utilité. Il ne se permet aucune bassesse, il réprouve l’injustice, ignore le mensonge, évite même toute plainte. Et cela non pas pour une vaine satisfaction d’amour propre, mais par amour du bien et de la vertu ». Vouloir le bien par-dessus tout implique une vraie pureté d’intention, une certaine sagesse, une grande générosité, un souci constant de la justice et bien sûr un vif amour du bien, c’est-à-dire, chez le chrétien, la Charité. La magnanimité va faire appel à la force pour vaincre les obstacles, à la tempérance pour résister à la facilité, mais aussi à l’Espérance qui l’assure d’une juste récompense et du secours de la grâce, et même de l’humilité, qui lui fait s’appuyer sur la force de Dieu et ne pas présumer de ses propres capacités.

  Privée de l’humilité, la magnanimité peut se transformer en trois excès. Il s’agit de la présomption, de l’ambition et de la vaine gloire3. La présomption fait viser plus haut que ses capacités réelles et tend à accorder à ses seules forces le succès d’un acte. L’ambition cherche à accomplir de grandes choses d’abord pour les honneurs, les louanges : c’est la conception que, même dans nos sociétés chrétiennes, de grands hommes ont pu avoir. La vaine gloire, elle, consiste à se glorifier de choses banales, sans éclat. A l’opposé de ces trois excès se trouve également un défaut : la pusillanimité qui, sous des faux airs d’humilité, n’entreprend rien de grand par paresse ou par orgueil, ne voulant pas risquer l’échec. Ces quatre vices sont indignes de l’homme de bien. Ce dernier s’estime à sa juste valeur, c’est-à-dire simple serviteur de Dieu n’ayant qu’une unique mission : faire tout le bien qu’il peut en fonction de ses capacités, en toute fidélité et humilité.

  Loin de rechercher les honneurs, la magnanimité cherche donc la plus grande perfection dans chacun de ses actes, qu’ils soient discrets ou éclatants, sans se mettre en avant. Elle est contenue dans chacune des vertus bien qu’elle en soit distincte. Les chrétiens qui, sans paraître en rien remarquables, vivent de cette vertu, sont sur le chemin de la sainteté. Pour l’acquérir il n’est pas besoin de la chercher dans les livres d’histoire, ni dans les monuments édifiés à la gloire des grands hommes : cette magnanimité-là est bien souvent teintée d’orgueil et de vanité. On la trouve dans l’ombre du devoir d’état, dans la simplicité de la tâche quotidienne accomplie pour l’amour de Dieu. Faire avec excellence de petites tâches est bien souvent plus difficile qu’en faire de grandes ; l’humble sainte Thérèse de l’Enfant Jésus est devenue le modèle de la sainteté des temps modernes, elle, la « Martyre du devoir d’état ».

« Tout ce que vous faites, ne serait-ce que ramasser une aiguille, faites-le pour l’amour de Dieu ».

R.J.

1 Général de Sonis

2 ARISTOTE, Morale à Eudème, III

3 P. SINUEUX, Initiation à la théologie de Saint Thomas