Une leçon américaine sur la discrimination positive

La Cour suprême des Etats-Unis a rendu le 29 juin 2023 un arrêt important qui est passé relativement inaperçu en France.  Il est vrai que l’heure était alors à d’autres soucis pour notre pays qui était à feu et à sang, sous le coup d’émeutes urbaines d’une rare intensité. Les deux événements qui pourraient à première vue sembler éloignés l’un de l’autre ne sont toutefois pas sans lien car la décision de la plus haute juridiction américaine porte sur la discrimination positive en faveur des minorités raciales et ethniques. 

Dans cet arrêt du 29 juin dernier, la Cour suprême fédérale a remis en cause la jurisprudence qu’elle avait elle-même forgée dans les années 1960 : à cette époque, tout en interdisant les quotas, elle avait approuvé la pratique de plusieurs universités américaines prestigieuses, privées comme Harvard, publiques comme l’université de la Caroline du nord, consistant à introduire des critères raciaux et ethniques dans leurs procédures d’admission. Les étudiants appartenant à une minorité raciale ou ethnique se voyaient ainsi attribuer des points supplémentaires à la différence des autres candidats. L’objectif poursuivi était de « corriger les inégalités issues du passé ségrégationniste des Etats-Unis et d’augmenter la part d’étudiants noirs, hispaniques et amérindiens dans leurs effectifs ».

A ce stade, il n’est pas inutile de préciser qu’aux Etats-Unis, à la différence de ce qui se passe en Europe, chaque individu est enregistré auprès des autorités publiques selon des critères raciaux (blanc, noir, jaune, amérindien) et même ethniques (blanc, blanc hispanique, métis, etc.). Une telle pratique serait difficilement concevable en France où un projet de révision de la Constitution prévoit d’en supprimer le terme « race » dans le but de mieux combattre le racisme.

Dans l’affaire qui a donné lieu à la décision de la Cour suprême de juin 2023, des étudiants d’origine asiatique ont attaqué les universités de Harvard et de Caroline du nord pour discrimination. Malgré l’excellence de leur dossier, les lycéens de cette communauté voient leur candidature très souvent rejetée au profit de candidats scolairement moins méritants mais bénéficiant des mesures de discrimination positive applicables aux étudiants des minorités noires et hispaniques. Les universités concernées plaidaient, pour défendre leur objectif de diversité, que la future élite devait être représentative des différentes composantes du pays. La Cour suprême, par six voix contre trois, a donné raison aux plaignants contre les universités. Dans cette répartition du vote, on retrouve le clivage de la décision rendue un an plus tôt sur le droit constitutionnel à l’avortement. Les six juges conservateurs ont voté contre la discrimination positive soutenue par les trois juges démocrates.  La Cour estime que les candidats « doivent être traités sur la base de leur expérience en tant qu’individu et pas en fonction de leur race » et que les universités concernées ont eu tort d’estimer que « l’assise d’un individu n’était pas les défis relevés, les compétences acquises mais la couleur de sa peau. Notre histoire contemporaine ne tolère pas ce choix ». Le fondement juridique de cette nouvelle jurisprudence est le 14ème amendement à la Constitution des Etats-Unis sur l’« égale protection des lois ».  Dans une opinion dissidente, le juge démocrate d’origine portoricaine, Sonia Sotomayor, a reproché à la majorité conservatrice de la Cour « d’avoir érigé en principe constitutionnel une règle superficielle d’indifférence à la couleur de la peau dans une société marquée par une ségrégation ethnique où la race a toujours eu de l’importance et continue d’en avoir ».

C’est une révolution dans le monde académique américain. Les universités n’auront plus le droit d’utiliser la race d’un candidat comme critère d’admission. A la place, elles devront se contenter de critères socio-économiques « objectifs » tels que la profession et les revenus des parents qui pourraient d’ailleurs eux aussi être contestés et qui ne suffiront pas à porter la diversité raciale au niveau attendu par ses promoteurs. 

Cette décision concerne au premier chef les Etats-Unis mais les questions qu’elle soulève font aussi l’objet de débats de ce côté-ci de l’Atlantique.>>> >>>  Trois conceptions s’affrontent :

– la première que nous pouvons qualifier de méritocratique et qui correspond à la  conception française traditionnelle selon laquelle le mérite doit être récompensé de manière impartiale ; personne ne doit être ni favorisé, ni désavantagé en fonction de ses origines ; cette conception tend à être battue en brèche, même dans un pays aussi égalitariste que la France, par les quotas mis en place dans certaines grandes écoles ou dans les entreprises.

– la seconde que nous pouvons qualifier d’utilitariste selon laquelle sont évalués les gains économiques d’un système par rapport à un autre : selon ses promoteurs, la suppression de la discrimination positive en Californie en 1998 s’est avérée néfaste car elle a détruit de la richesse dans la mesure où, ayant moins accès à Berkeley ou à l’UCLA, les noirs non admis ont vu leur niveau de vie baisser sans que cette baisse ait été compensée par une hausse du niveau de vie des étudiants blancs ou d’origine asiatique admis à leur place. Ce raisonnement apparaît d’autant plus contestable que le salaire et la productivité d’un diplômé dépendent d’autres critères que celui de l’université où il a étudié.

– selon la troisième conception, la responsabilité collective du peuple américain dans la ségrégation raciale doit le conduire à des mesures de réparation à l’égard des descendants d’esclaves. C’est le raisonnement qui sous-tend les décisions de la Cour suprême depuis les années 1960 et la position de la minorité progressiste en juin 2023. 

 

Si l’on s’en tient à la mission de l’université qui est de transmettre des savoirs et de former une élite, il est sûr que la prise en compte de critères tels que la race ou l’origine ethnique des candidats n’a pas lieu d’être dans une procédure d’admission et la décision de la Cour suprême doit être saluée. C’est une décision qui a un retentissement plus large que les seuls milieux académiques car elle remet en cause, au moins en partie, l’approche communautariste qui prévaut dans le monde anglo-saxon qui s’oppose à la conception assimilationniste ou intégrationniste qui était défendue en France. Certains ont vu dans cette décision un coup porté au wokisme qui s’est fondé sur la « culpabilité » des blancs de souche par rapport à leurs compatriotes issus de l’immigration. Quoi qu’il en soit, les deux modèles sont en crise parce qu’ils se heurtent à une immigration de masse pour laquelle ils n’ont pas été conçus et qui les rend dans une large mesure dépassés.  

 

Thierry de la Rollandière