L’homme, un « self-made man » ?

Le petit garçon fit glisser les pages de son missel entre ses doigts. Pendant le chant du graduel et de l’alléluia, il avait toutes les peines de monde à empêcher son esprit de vagabonder. Avec ses images, ses signets de couleur, ses douces pages qui défilaient avec un bruit feutré, noircies de noms de saints, de miracles de Jésus et de textes étranges et mystérieux, son missel l’aidait à passer le temps.

Soudain, entre deux pages, une image retint son attention. Sur la photo imprimée, le regard de la vieille dame semblait vivant. Le garçon se souvint. Quelques semaines auparavant, il était allé à son enterrement. La famille élargie, ceux qu’il connaissait comme ceux qu’il n’avait jamais vus, beaucoup de monde était venu prier pour elle, pour qu’elle aille au Ciel très vite. Avec toutes ces prières, elle devait forcément y être ! Le garçon se tourna vers son père et chuchota : « Papa, est-ce que Bonne-Maman va être canonisée ? »

 

L’homme ne surgit pas de nulle part. Il n’est pas un concept désincarné ou un être issu d’une génération spontanée sans racine. Il n’est pas plus un « self-made man » comme disent les Anglais. Bien prétentieux en effet celui qui affirme s’être construit tout seul. Non, nous sommes d’abord la somme de nos héritages, sur lesquels nous bâtissons le petit édifice de notre vie. Dieu a voulu instituer la famille, seule construction naturelle qu’Il fonda lui-même à la Création. De nos parents nous tirons les atavismes qui nous grandissent ou qui nous diminuent, les traits de caractère qui nous façonnent. Mais nous recevons surtout de nombreuses grâces que Dieu a voulu nous donner. Pour l’immense majorité des Chrétiens, la foi nous vient de nos parents, eux-mêmes la tenant de leurs parents. Et ainsi de suite, jusqu’aux lointains aïeux qui un jour se convertirent, peut-être sous la prédication d’un prêtre du siècle dernier, ou plus loin, d’un saint Dominique, d’un saint Martin, d’une sainte Marie-Madeleine ou même de l’un des Douze Apôtres ? Pensons-nous à ces aïeux d’hier, qui d’une certaine manière, nous ouvrent les portes du Ciel aujourd’hui ?

La noble histoire des hommes est celle de ceux qui œuvrent pour le Salut. Nous-mêmes, nous nous inscrivons parmi les générations qui nous ont précédés et qui ont embrassé le baptême. Avec cette grâce insigne qu’ils nous lèguent, nous héritons de nos ancêtres le devoir de demeurer fidèles. La civilisation, comme le Salut, sont le fruit de la fidélité d’une génération envers celle qui la précède. Sur les fondations héritées, les vivants d’un temps apposent leur pierre. Au sein d’une même famille, peu à peu, les membres doivent s’élever, dépasser même leurs prédécesseurs, non parce qu’ils sont meilleurs, mais parce qu’ils ajoutent leur vertu à celle de leurs anciens de même que chaque année ajoute un cerne sur le tronc du chêne, le rendant, au fil du temps, plus fort et majestueux. La fidélité est le cœur de l’esprit de la famille chrétienne. Elle est fruit de l’humilité, de la reconnaissance et de la force. Humilité, car nous ne sommes que des nains sur les épaules d’un géant. Reconnaissance, car sans nos anciens, nous serions des païens ou des barbares. Force, car maintenir à notre époque demande de savoir rester debout quand le monde entier se vautre.

 

L’esprit de famille est éminemment chrétien. Jésus est venu sur terre dans le cadre d’une famille. Toute une généalogie le précède et clame son sang royal. Il a endossé l’héritage maudit des hommes pécheurs et l’a racheté pour nous léguer l’héritage salvateur des Enfants de Dieu. Qu’est-ce que la Foi, si ce n’est la fidélité à l’héritage reçu du Christ ? Qui peut se prétendre  catholique et ne jamais prier pour les morts de sa famille ?

 

Alors comment pouvons-nous continuer la chaîne familiale, qui parfois remonte à travers des siècles entiers ? Comment enraciner nos enfants dans cet esprit salvateur, comment demeurer fidèles ?

En gardant la mémoire des morts. Ces morts dont certains sont déjà peut-être plus vivants que nous dans le sein de Dieu. La longue cohorte des ombres qui peuplent notre histoire familiale doit peupler aussi notre vie, de manière simple et naturelle. Leur présence nous rappelle que nous aussi un jour nous nous présenterons devant Dieu, avec nos bonnes actions et nos péchés. Comme eux, Dieu nous jugera. Comme nous, ils ont été vivants, un maillon dans une chaîne de transmission de la Foi. Au jugement dernier, nous serons jugés sur les conséquences de nos actes à travers les siècles, sur nos enfants et les enfants de nos enfants, tout au long des générations qui se succèdent.

Appuyons-nous sur la vie de nos anciens qui regorge d’exemples et nous édifie. Ainsi, tel grand-père qui fit le choix de la Tradition en 1970 et demeura fidèle, quitte à sacrifier une situation professionnelle, une réputation ou des amitiés précieuses. Ainsi, telle grand-mère qui se dévoua corps et âme pour enseigner le catéchisme et la doctrine à ses enfants, sacrifiant des années de sa vie. Tel autre qui fit des heures de route pour avoir la bonne messe à des kilomètres, tel autre encore qui se dévoua des années durant aux conférences saint-Vincent-de-Paul ou tout autre œuvre de charité. Demeurer fidèle… Toujours !

Enfin, la mémoire des morts nous fera prier pour tous les anciens de notre famille, qui nous précèdent dans l’éternité. Prions pour qu’ils aillent au Ciel, le plus rapidement possible. Prières et chapelets, jeûnes et messes, nous leur devons tant ! Cette douce habitude soulagera les souffrances de nos ancêtres et nous aidera à demeurer fidèles, pour le Salut de nos enfants, ceux des enfants de nos enfants, sur des siècles durant et pour la gloire de Dieu.

« Non, Bonne-Maman ne sera pas canonisée, mais elle te voit et souhaite ardemment que tu pries pour elle. Veux-tu offrir ta communion d’aujourd’hui pour elle ? »  « Oh oui, papa, pour qu’elle aille au Ciel tout de suite.»

Pour nos aïeux, gloire à Dieu au plus haut des Cieux !

 

 Louis d’Henriques