L’émaillerie limousine au XIIe siècle : les reliquaires de sainte Valérie et de saint Thomas Beckett

S’il est un art dans lequel le Limousin excelle, c’est bien celui de l’émail. Avant d’être connue pour sa porcelaine, la ville de Limoges fut tout au long des XIIe-XIVe siècles un centre de production d’émaux particulièrement important. C’est l’âge d’or de l’émail limousin. L’œuvre de Limoges s’exporte dans toute l’Europe, et encore aujourd’hui on en retrouve des pièces dans les musées de France, d’Angleterre, d’Espagne et même du Danemark ! La plupart sont réalisés via la technique de l’émail champelevé : l’artisan creuse le métal pour ensuite y déposer l’émail sous forme de poudre humide. Après cuisson, l’émail est fixé et n’a plus qu’à être poli. La châsse est alors partiellement dorée pour perfectionner le tout. Comme ce diocèse ne manquait pas de saints, que la population aime encore porter en procession dans les rues lors des grandes ostensions septennales, pratique toujours en vigueur et récemment classée au patrimoine immatériel de l’humanité, les émailleurs fabriquèrent moult reliquaires en l’honneur de leurs saints locaux, comme sainte Valérie, ou de saints « étrangers » comme saint Thomas de Cantorbéry, également connu sous le nom de Thomas Beckett.

 

Sainte Valérie : la protomartyre d’Aquitaine

Sainte Valérie est une vierge martyre du IIIe siècle, contemporaine de la christianisation du Limousin par saint Martial, premier évêque de Limoges. Fille d’un dignitaire romain de Limoges, elle se convertit au christianisme et refuse d’épouser le haut fonctionnaire païen auquel elle était promise. Elle est alors décapitée. La vita prolixior de saint Martial, rédigée par Adémar de Chabannes, moine de Saint-Martial de Limoges au tournant des Xe-XIe siècles, rapporte un miracle étonnant : Valérie décapitée se relève, prend sa tête et l’apporte à saint Martial alors que celui-ci célèbre la messe en la cathédrale de Limoges. Elle est enterrée dans la crypte de la cathédrale Saint-Etienne de Limoges.

 

Cet épisode dit « de céphalophorie » est souvent représenté sur les châsses reliquaires réalisées en son honneur. La plupart du temps la sainte est debout ou à genoux, présentant sa tête entre ses mains à saint Martial qui se tient devant un autel. Souvent, le bourreau est encore présent par derrière, armé d’un glaive. Le récit de ce miracle, qui vise en partie à affirmer que la sainte elle-même confie ses reliques à l’évêque de Limoges, qui en assure la garde dorénavant, fait également du martyre de Valérie une union au sacrifice du Christ. Valérie apporte l’offrande de sa vie sur l’autel où Martial célèbre l’Eucharistie. Elle s’unit au sacrifice du Christ, ce qui n’est pas sans conférer une réelle dimension liturgique à l’épisode.

 

La popularité du culte de sainte Valérie tient beaucoup à ce miracle. Mais à l’époque ce n’est pas tant le caractère extraordinaire du miracle qui compte que ce qu’il sous-entend : d’une part le culte de ses reliques est encadré par l’évêque de Limoges, autrement dit il est légitime ; d’autre part, son histoire étant liée à celle du premier évêque de Limoges, elle devient véritablement la protomartyre d’Aquitaine. Par son sang, elle christianise la ville, comme saint Martial par sa prédication. Or au XIIe siècle, saint Martial est au cœur d’un débat qui agite toutes les abbayes d’Aquitaine. En raison d’un engouement pour les temps apostoliques, la cathédrale de Limoges prend le nom de Saint-Etienne, dont elle revendique une part des reliques. Saint Martial lui-même devient le treizième apôtre, contemporain du Christ. Et c’est ainsi que Valérie, par imitation de saint Etienne, premier martyr chrétien, devient la protomartyre d’Aquitaine.

 

Saint Thomas Beckett : l’évêque assassiné

Il est un autre saint que les émailleurs limougeauds apprécient plus que d’autres, saint Thomas de Cantorbéry, connu en Angleterre sous le nom de Thomas Beckett. Né à Londres au début du XIIe siècle, Thomas Beckett devint archevêque de Cantorbéry, haut-lieu intellectuel du monde anglo-normand. En raison d’un désaccord avec le roi Henri II Plantagenêt, il fut assassiné dans sa propre cathédrale le 29 décembre 1170 par des chevaliers aux ordres du roi. La raison de leur désaccord : l’indépendance du pouvoir religieux vis-à-vis du pouvoir politique. Naturellement Henri II nia avoir donné l’ordre, ce qui ne l’empêcha pas de faire pénitence publique à Avranches. L’assassinat du prélat anglais eut un retentissement considérable dans toute la Chrétienté du XIIe siècle et, pour se le faire pardonner, Henri II dut promettre de partir en croisade et contribuer financièrement à de nombreuses fondations monastiques sur le continent.

 

Le diocèse de Limoges faisait partie du duché d’Aquitaine. Et, depuis son mariage avec Aliénor d’Aquitaine, Henri Plantagenêt, alors simple comte d’Anjou, était en possession d’un bon quart sud-ouest du royaume de France, avant de devenir, par un jeu d’héritage et de succession, duc de Normandie et roi d’Angleterre. Le retentissement de l’assassinat de Thomas Beckett explique donc la forte présence de son martyre sur les châsses reliquaires limousines, exportées par la suite sur l’ensemble des territoires Plantagenêt et au-delà. On y voit saint Thomas, célébrant la messe, attaqué et décapité au pied de l’autel par les hommes aux ordres du roi. Comme pour sainte Valérie, un martyr offre sa vie au pied de l’autel, lors du sacrifice de la messe.

 

Conclusion 

La récurrence du martyre de sainte Valérie et de saint Thomas Beckett sur les châsses limousines est donc en grande partie liée à la dynastie Plantagenêt. Richard Cœur de Lion, fils d’Henri II, lors de son investiture ducale en 1170, l’année même de l’assassinat de saint Thomas de Cantorbéry, avait reçu l’anneau de sainte Valérie. Depuis lors, il se considérait uni à la sainte par un lien mystique tout particulier. Devenu roi, il partit en croisade pour honorer la pénitence de son père. La dynastie angevine se mit donc sous la protection du martyr politique assassiné par son père devant l’autel, et de la protomartyre d’Aquitaine apportant sa tête au pied de l’autel. En leur dédiant ces nombreux reliquaires, les descendants d’Henri Plantagenêt imploraient leur intercession pour obtenir le pardon de la faute qui entachait la dynastie.

Une médiéviste