La reconnaissance du droit constitutionnel à l’avortement était-elle à peine achevée qu’une nouvelle réforme de société tout aussi mortifère était lancée avec l’adoption le 10 avril 2024 par le conseil des ministres d’un « projet de loi relatif à l’accompagnement des malades et de la fin de vie ». Au-delà de la pudicité des termes utilisés, c’est bien l’euthanasie et l’aide à mourir que ce texte veut autoriser. Celui-ci a été adopté le 17 mai 2024 par la commission spéciale de l’Assemblée Nationale chargée de l’examiner, et figure à l’ordre du jour de la séance plénière du 27 mai au 6 juin 2024. Son adoption définitive n’est pas prévue avant le milieu de l’année 2025 et nous aurons l’occasion d’examiner son contenu dans un prochain numéro de notre revue.
Le lien entre avortement et euthanasie peut être facilement établi : après avoir porté atteinte à la vie lors de la conception, il est malheureusement logique de faire de même à la fin de celle-ci. Il ne s’agit pas dans cet article de comparer ces deux réformes dont la gravité et la transgression par rapport à la morale naturelle sont considérables, mais de réfléchir à la voie empruntée pour les faire aboutir. Plus de quarante ans séparent en France la mise en œuvre de ces deux « mesures de libéralisation ». Cet intervalle de temps a été plus réduit dans les pays du nord de l’Europe et même dans un pays anciennement catholique et dont la vie politique a longtemps été dominée par la démocratie chrétienne comme la Belgique. Il est toutefois possible de trouver des traits communs tant en ce qui concerne les motifs invoqués et surtout les moyens utilisés pour faire avancer ces deux causes.
Ces deux réformes sont en germe depuis les années 1970. La libéralisation de l’avortement est le prolongement inévitable de l’action du planning familial dans les années 1960. Pour l’euthanasie, des personnalités comme le sénateur Henri Caillavet et le docteur Pierre Simon ont contribué à introduire le sujet dans la vie politique. Le premier fut ancien ministre, Grand maître du Grand Orient de France et président de la Fraternelle parlementaire qui regroupe les députés et sénateurs francs-maçons de toutes obédiences et de tous bords politiques pour faire avancer les projets soutenus par les loges. Il fut un ardent promoteur de toutes les « libertés sexuelles » et proposa d’abaisser à treize ans la majorité dans ce domaine. Après la légalisation de l’avortement, en 1975, il déposa en avril 1978 une proposition de loi sur l’euthanasie. En 1986, il devint président de l’Association pour le droit de mourir dans la dignité qu’avait fondée en 1980 un autre dignitaire franc-maçon Pierre Simon, Grand maître de la Grande loge de France, auteur d’un ouvrage intitulé de façon contre intuitive « De la vie en toute chose », dans lequel il défend la liberté de l’avortement et de l’euthanasie. Ce fut aussi un défenseur de la procréation médicale assistée. Pierre Simon était très proche de Lucien Neuwirth, député puis sénateur de la Loire, qui fut à l’origine du vote de la loi de 1967 libéralisant la contraception. Il fut aussi collaborateur dans des gouvernements « de droite » de plusieurs ministres de la santé comme Robert Boulin, Michel Poniatowski et Simone Veil. Pour lui, la vie est un « agencement de cellules » qui peut être déclenché sur commande et arrêté de la même façon.
Ces deux causes – avortement et euthanasie – furent introduites en même temps mais aussi défendues avec les mêmes arguments reposant sur le droit de disposer de son corps et les mêmes méthodes que sont la dramatisation de cas particuliers, l’acquittement des personnes violant la loi, les appels des « grandes consciences » et la progression par étape.
Pour l’euthanasie, nous avons eu plusieurs cas individuels médiatisés comme celui de Vincent Humbert, jeune pompier de 21 ans, victime en 2000 d’un accident de la route qui l’avait rendu tétraplégique, aveugle et muet. Le médecin qui a mis fin à ses jours en 2003, ainsi que sa mère qui peut être considérée comme sa complice furent acquittés. Près de vingt ans plus tard, avec le cas de Vincent Lambert, victime lui aussi d’un grave accident de la circulation, une nouvelle étape fut franchie puisque l’arrêt de toute alimentation fut ordonné en justice, face à une famille malheureusement divisée. Le lien entre avortement et euthanasie fut bien mis en évidence par le procureur général de la Cour de cassation, saisie au bout d’un très long parcours judiciaire, lorsqu’il a mis en garde les juges tentés de soutenir la position prise par la cour d’appel de Paris en faveur de la reprise de l’alimentation de Vincent, en leur disant que celle-ci aboutirait à remettre en cause le droit à l’avortement.
Parmi les appels des « grandes consciences », nous pouvons citer le manifeste des Prix Nobel en faveur de l’euthanasie lancé dès 1974, et l’avis du comité national consultatif d’éthique de mars 2000 qui admettait déjà une « exception d’euthanasie ». Ce même comité, en mars 2022, alors présidé par un catholique pratiquant dont l’épidémie du covid a assuré la notoriété, admettait, de façon strictement encadrée, « la possibilité d’un accès légal à une assistance au suicide », permettant l’aide à mourir non seulement des personnes en fin de vie mais aussi de celles « atteintes de maladies graves et incurables provoquant des souffrances réfractaires dont le pronostic vital est engagé à moyen terme ». Au-delà du jargon employé, il y a bien la mort sur ordonnance.
La progression par étape se vérifie pour l’euthanasie comme pour l’avortement. Pour celui-ci, la loi, a d’abord mis en œuvre une libéralisation temporaire, dans un délai limité, applicable à la femme en situation de détresse, avant de le consacrer par un droit constitutionnel. Pour l’euthanasie, la loi Léonetti du 22 avril 2005, avait pour objet d’empêcher également l’acharnement thérapeutique, qualifié d’« obstination déraisonnable » dans le traitement des malades en fin de vie et permettait ainsi au patient de demander, dans un cadre défini, l’arrêt d’un traitement médical trop lourd. Cette volonté peut notamment être exprimée par le biais de directives anticipées ou par le recours à une personne de confiance. Onze ans plus tard, la loi Léonetti-Clayes, du nom des parlementaires UMP et PS qui en furent à l’origine, promulguée le 2 février 2016, instaure un droit à la « sédation profonde et continue jusqu’à la mort » pour les malades en phase terminale, ainsi que des directives anticipées contraignantes pour le médecin. En 2024, la suppression par la commission spéciale de l’Assemblée Nationale de beaucoup des timides garde-fous présents dans le projet du gouvernement montre que celui-ci n’est qu’une nouvelle étape vers une plus grande libéralisation. Humainement parlant, l’histoire est malheureusement déjà écrite.
Thierry de la Rollandière