Au hasard des chemins

Après quinze allers-retours entre ma chambre et mon salon, dix regards en quinze minutes sur l’écran de mon téléphone pour être sûr de ne pas me perdre, cinq cigarettes et deux verres de whisky « pour la route », on ne sait jamais, un détour par la cuisine peut être très demandeur en énergie, me voici enfin arrivé à destination, le cœur en fête, je vais retrouver un ami.

Au diable me criez-vous, tu n’as donc pas respecté le confinement ! Rassurez-vous, nous nous saluons de loin. Je le retrouve à chaque fois que je passe dans mon couloir et il arrive toujours en même temps que moi, ami fidèle, il me sourit dès que je lui souris, toujours aimable, le regard clair, nous avons beaucoup de similitudes.

La conversation démarre instantanément.

– Regarde-toi, cette mine défaite, mal rasé, décoiffé, qu’est-ce qu’il t’arrive ?

– Tu ne t’imagines pas, me voici prisonnier de ma chambre, confiné, loin de ma famille, plus d’amis à rencontrer, plus de voyages, plus de sport et même plus de travail, ma liberté s’est envolée !

– En effet, c’est un coup dur, toi qui as toujours vécu et grandi dans l’aisance, la technologie et les moyens de distraction multiples et à volonté, tout-tout-de-suite et à portée de main. Te rends-tu compte que tu fais partie de la génération la plus gâtée matériellement de l’histoire de l’humanité ? Regarde le condensé de puissance que t’offre ton téléphone, en quelques clics, tu peux avoir accès au savoir immense engrangé par les générations précédentes et par tes pairs, tu peux acheter une voiture, visiter une maison, programmer tes prochaines vacances, faire tes courses, contacter tes amis, découvrir d’autres pays, d’autres langues et même travailler, sans quitter ton fauteuil ! Cela ne te suffit-il pas, ou as-tu aussi perdu ton téléphone ?

– Non heureusement il est avec moi !

– Alors que te manque-t-il ?

– Tu ne comprends donc pas : notre liberté s’est envolée ! Pour la première fois de mon existence, des éléments extérieurs sont assez graves pour faire voler en éclat non seulement mon organisation personnelle, mais aussi celle de toute la société. Tout a été chamboulé, les rendez-vous les plus coûteux ont été reportés, les entreprises ont fermé, des gens sont au chômage. On apprend que des centaines de personnes décèdent tous les jours à cause de ce petit virus un peu partout dans le monde. Des milliers de milliards de dollars sont mobilisés pour tenter de ralentir la crise économique… Je ne pensais pas cela possible !

– Que cela nous arrive à nous, les hommes des sociétés les plus développées de l’histoire de l’humanité comme tu dis. Nous qui étions assurés et réassurés contre tous les risques imaginables, alors que les progrès de la médecine et de la technologie nous faisaient déjà miroiter un Homme immortel. Nos sociétés dans lesquelles la mort avait quasiment disparu du paysage. Voilà que tout s’écroule en trois jours !

– Oui l’Homme pensait s’être enfin rendu parfaitement maître de la nature et de son destin qu’il avait progressivement pris en mains, l’ayant ôté de celles de Dieu qui ne lui servait d’ailleurs plus à rien et qu’il avait décidé d’oublier progressivement.

– Et nous prenons conscience peu à peu que nous ne sommes pas les dieux que nous pensions être, qu’il peut arriver quelque chose à nos sociétés, à notre confort, que nous n’ayons prévu et que tout cela peut s’effondrer d’un claquement de doigts tel un château de cartes.

– C’est un formidable coup de semonce, une alerte envoyée par Dieu, sonnerait-il la fin de la récréation pour les apprentis sorciers que nous sommes ?

– Es-tu prêt toi à vivre ainsi privé d’une part de ta liberté, des biens matériels, voire de ton téléphone ? Ou vas-tu devenir fou ?

– Non, mais comment veux-tu être prêt ?

– Je pense déjà que cela doit nous faire prendre conscience de l’ampleur des richesses matérielles dans lesquelles nous vivons et d’apprendre à être capables de nous en passer pendant quelque temps. En effet, à nous, comme à la société entière, elles sont comme un énorme poids attaché à notre âme qui nous empêche de nous élever spirituellement en occupant sans cesse notre esprit.

Ensuite, prenons de la hauteur par rapport aux petits malheurs qui nous arrivent et exerçons notre grandeur d’âme. Comme disait P. Claudel, « La jeunesse n’est pas le temps des plaisirs mais celui de l’héroïsme ». Soyons conscients de notre bonheur d’enfants de Dieu et cherchons à le partager et à améliorer celui de notre entourage par la joie communicative. Que peut-il nous arriver de grave si ce n’est de perdre notre âme ? Alors confions-là à la Sainte Vierge, elle saura nous guider.

N’ayant rien de mieux à ajouter aux paroles inspirées de mon ami, la conversation prit fin.

Je remerciais alors mon miroir d’avoir convié cet ami et nous nous séparâmes partant tous deux dans la même direction. Pour ma part, je repris mon long voyage à destination de mon canapé pour méditer tout cela … Quant à lui, je ne sais où il s’en est allé.

Charles