Le Mont-Saint-Michel au fil de sa construction

 

En dépit du millénaire fêté cette année, le très célèbre Mont-Saint-Michel est en réalité bien plus ancien. L’année 2008 était déjà l’occasion de fêter le 13e centenaire de sa fondation remontant au VIIIe siècle. 2023 marque toutefois le millénaire de la construction de l’abbaye romane telle que nous la connaissons, construction qui débuta en 1023. Pour autant, son édification ne s’est pas faite en un jour et le Mont, tel que nous le connaissons aujourd’hui, résulte d’une superposition de strates architecturales liée aux aléas de son histoire qui font son caractère exceptionnel. L’ensemble du Mont-Saint-Michel et de sa baie fut classé au patrimoine mondial de l’UNESCO une première fois en 1979, puis une seconde fois en 1998 au titre des chemins de saint Jacques de Compostelle, classement qui met en valeur aussi bien le site lui-même que son histoire en tant que lieu de pèlerinage.

 

Les débuts du Mons Sancti Michaelis in Tumba

Le Mont-Tombe, devenu le Mont-Saint-Michel après l’intervention directe de l’Archange, reçut la première chapelle construite en 708 par saint Aubert, évêque d’Avranches, en l’honneur du prince des archanges1. Après sa construction, une communauté de douze chanoines y remplace les ermites qui précédemment peuplaient le lieu, retirés, loin de la côte.

Rapidement, l’endroit isolé du continent par un bras de mer assure la protection des populations fuyant les pillages normands et, à plusieurs reprises, aux VIIIe et IXe siècles, des villageois y trouvent refuge. Un siècle plus tard, ces mêmes Normands qui terrorisaient les populations et pillaient les monastères, poseront les bases de l’abbaye du Mont-Saint-Michel. Ainsi, vers 965-966, le duc de Normandie Richard Ier y implante une communauté bénédictine. De cet ensemble monastique carolingien, il ne reste que Notre-Dame-Sous-Terre, chapelle d’une superficie de 14 x 12 m, comportant deux nefs menant à deux absidioles surmontées de tribunes dont l’usage était probablement lié à l’ostension de reliques. A l’origine elle supportait les piliers de la nef romane. Elle aurait été construite à l’emplacement de la première chapelle entièrement disparue aujourd’hui et, selon le De translatione et miraculis beati Autberti, les reliques de saint Aubert y furent ensevelies.

 

La construction de l’abbaye et ses remaniements

L’abbaye carolingienne, ainsi que l’ensemble de l’île, est victime d’un incendie vers 992. Grâce à la protection des ducs de Normandie Richard Ier et Richard II, la reconstruction est entreprise. Elle débute par le chevet en 1023 sous l’abbé Hildebert II. Différents abbés se succèderont avant que l’ensemble ne soit achevé. Des incendies successifs ou écroulements partiels des bâtiments ralentiront le projet mais seront autant d’occasions de rénover le lieu.

Le véritable défi des architectes du Mont était d’installer un monastère sur une île relativement petite et peu pratique car les bâtiments conventuels ne pouvaient y être aménagés en longueur et comme de coutume autour d’un cloître. Le rocher présente une base de 950 m de circonférence pour une superficie de 28 ha et mesure 91 m de haut sans les bâtiments. La solution trouvée fut donc de superposer l’ensemble des bâtiments constitutifs  d’un monastère sur trois étages, plutôt que de les aligner. Mais à plusieurs reprises certains bâtiments s’écrouleront en raison de contreforts trop faibles.

 

L’église abbatiale est soutenue par trois cryptes : la chapelle des Trente-Cierges, la crypte des Gros-Piliers et la chapelle Saint-Martin. Une partie de la nef repose également sur Notre-Dame-sous-Terre. Le chevet est à déambulatoire et chapelles rayonnantes, et la nef s’élève sur trois niveaux d’élévation comme de coutume pour l’art roman normand. Elle mesure 70 m de long pour une hauteur de 17 m au niveau des murs de la nef et de 25 m sous la voûte du chœur. En 1080, trois étages de bâtiments conventuels sont édifiés au nord de Notre-Dame-sous-Terre, comprenant la salle de l’Aquilon, servant d’aumônerie accueillant les pèlerins, le promenoir des moines et le dortoir. Une partie sera reconstruite au XIIe siècle suite à l’effondrement des bas-côtés et le chœur sera refait au XVe siècle en style gothique.

 

L’un des abbés bâtisseurs les plus célèbres du Mont est Robert de Torigny, abbé entre 1154 et 1186, également connu pour avoir été le conseiller du roi d’Angleterre et duc de Normandie Henri II Plantagenêt, et l’artisan principal de sa réconciliation momentanée avec son homologue et souverain le roi de France Louis VII. Sous son abbatiat, le Mont connaît une véritable période d’apogée car en plus d’être un centre de pèlerinage majeur, il devient un foyer intellectuel de renom. Il est à l’origine de la réfection au XIIe siècle des logis abbatiaux.

Dernière grande étape, la construction de la Merveille, ajoutée en 1211 grâce aux dons prodigués par Philippe-Auguste. Située au nord de l’église abbatiale romane, elle s’élève sur trois niveaux où sont aménagées des salles de plus en plus légères à mesure que l’on accède au sommet. Ces trois niveaux étaient également une manière de distinguer l’étage des moines, au plus près du ciel, des espaces d’accueil des hôtes de marque, à l’étage intermédiaire et enfin, les pèlerins aux pieds du Mont. Le réfectoire des moines impressionne notamment par la capacité des architectes à concilier la nécessité de lumière et la solidité des murs. Aussi, chaque mur est percé d’un  nombre important de baies très fines séparées par des colonnettes engagées pour le consolider. Le tout conduit à un effet d’optique impressionnant puisqu’en entrant, les murs paraissent pleins, c’est-à-dire sans fenêtres, celles-ci ne se dévoilant que progressivement en avançant. La sensation obtenue est que la lumière parvient à traverser les murs épais.

Entre les XIIIe et XVIe siècles, l’île jusque-là protégée par  de simples murailles de bois, reçoit des fortifications en pierre qui lui permettent de résister successivement aux assauts des Anglais lors de la Guerre de Cent Ans, puis des Huguenots lors des guerres de religion. Enfin, le dernier ajout sera la flèche servant de piédestal à la statue de saint Michel. Erigée en 1895, sa pointe atteint les 78 m de haut, faisant culminer le Mont à une hauteur de 157 m.          

Le lieu de pèlerinage 

Au-delà de la prouesse architecturale et du renom de ses abbés, le Mont-Saint-Michel fut surtout pour les médiévaux un lieu de pèlerinage où chacun venait affronter les marées pour implorer la protection de l’archange saint Michel. La particularité de ce sanctuaire étant que, dédié à un archange, aucun reste mortel ne pouvait y être vénéré comme relique. Certaines légendes rapportent qu’une plume de ses ailes aurait été rapportée du Mont Gargan, en Italie, sanctuaire plus ancien dédié également à saint Michel. D’autres comme Baudri de Dol au XIIe siècle affirmaient que le Mont conservait le bouclier et l’épée avec lesquels Michel avait terrassé le dragon. En réalité, aucune relique de l’archange n’y fut véritablement vénérée. Seule la trace de son passage au travers du crâne perforé de saint Aubert, aujourd’hui conservé à Avranches, atteste de la protection qu’il accordait au lieu. Comme pour le culte de la Vierge, montée aux Cieux avec son corps, le culte de saint Michel tient surtout aux apparitions à l’origine du sanctuaire et aux miracles survenus par son intermédiaire.

Le plus célèbre est celui de l’accouchée des grèves, cette femme enceinte qui fut prise au piège d’une marée alors qu’elle se rendait en pèlerinage sur le Mont. Saint Michel vint la secourir et lui permettre d’accoucher de son enfant puis de gagner le rivage saine et sauve. Cette protection de saint Michel, à la lecture de la légende dorée, rédigée au XIIIe siècle par le dominicain Jacques de Voragine, est accordée aux Gentils tout comme jadis elle l’était aux Hébreux. Michel, anciennement protecteur du peuple élu de Dieu, lui permit de traverser la Mer Rouge, comme il permet aux pèlerins du Mont de traverser la mer à sec et d’accéder au si bien nommé Mont-Saint-Michel aux périls de la mer.

Les vicissitudes de l’Histoire firent que le Mont devint une prison sous le règne de Louis XV, en 1731, ce qui lui valut le surnom de « bastille des mers ». Cette fonction pénitentiaire sera maintenue pendant la Révolution et une partie du XIXe siècle, faisant dire à Victor Hugo qu’il s’agissait d’un « crapeau dans un reliquaire », qualificatif qui pourrait convenir à de nombreux réaménagements contemporains d’édifices religieux. Au fond, les misères passées du Mont nous rappellent que l’Histoire n’est pas linéaire, que chaque pèlerin continue de l’écrire et que, quoiqu’il arrive, saint Michel veille, terrassant les assauts répétés du dragon.

 

Une médiéviste         

 

1 Cf. la rubrique : « Actualités culturelles »  de ce même numéro.