La Pentecôte dans l’art médiéval : « Et chacun les comprenait dans sa langue »

Qui ne se souvient de ces quelques mots des Actes des apôtres évoquant leur toute première prédication, le jour même de la Pentecôte : « et chacun les comprenait dans sa langue ». Et le texte de continuer en listant les différents peuples assistant au miracle : Parthes, Mèdes, Elamites, habitants de Mésopotamie, etc. Le jour de la Pentecôte, les douze apôtres reçurent le don si particulier de la glossolalie, également appelé don des langues, dont le propre est de se faire comprendre de tous et ce en dépit de la frontière de la langue. C’est ce don si spectaculaire qui explique certaines représentations étonnantes de la Pentecôte dans l’art médiéval.

L’iconographie de la Pentecôte : les apôtres au cénacle

La représentation de la Pentecôte connut quelques variations au fil des siècles et ne fut pas toujours clairement distincte de l’Ascension. Il faut dire que les deux épisodes mettent en scène les douze apôtres après la Résurrection. Le jour de l’Ascension, le Christ montant aux Cieux leur donne pour mission de prêcher l’Evangile et leur promet l’envoi du Saint-Esprit pour les assister dans cette tâche. Puis, le jour de la Pentecôte, leur mission débute par la réalisation de cette promesse : l’Esprit Saint descend sur eux. Parfois la Vierge Marie les accompagne, parfois non. Ainsi, dans les Evangiles de Rabula (Syrie, VIe siècle) l’Ascension prend l’apparence d’une pré-pentecôte : de part et d’autre de la Vierge, les apôtres, les yeux levés au ciel, assistent à la montée du Christ aux Cieux sur un char de feu. Des langues de feu descendent alors sur chacun d’eux. En dépit de ce détail troublant, il s’agit bien d’une Ascension ! La Pentecôte est elle-même représentée quelques folios plus loin dans le même manuscrit et cette fois-ci plus de doute : les apôtres et la Vierge réunis au cénacle reçoivent à nouveau l’Esprit Saint.

De manière générale, deux éléments constituent la Pentecôte : la descente de l’Esprit Saint et la réunion du collège apostolique au cénacle. À l’époque carolingienne, le Sacramentaire de Drogon (IXe siècle) la représente ainsi : sous un dôme supporté par des colonnes et orné de drapés, les douze apôtres sont placés en demi-cercle, dos au lecteur. Tous portent un nimbe qu’une flamme vient compléter. Dans le coin supérieur gauche, le Père et le Fils réunis leur envoient l’Esprit Saint, tandis que dans le coin supérieur droit une main divine déploie un phylactère inscrit.

Cette image de la Pentecôte d’une certaine manière fait écho aux nombreux conciles réunis par l’Église à l’époque carolingienne. En effet, parfois, au-delà du récit lui-même, l’image renvoie à l’institution de l’Église qui, en la personne des apôtres, se voit confier la mission d’annoncer l’Evangile à toutes les nations. Ainsi il arrive que la Vierge, souvent image de l’Église, soit placée en avant du collège apostolique. Ou bien, comme sur le lectionnaire de Cluny (XIe-XIIe siècles), c’est saint Pierre, en tant que chef de l’Église, qui occupe cette place.

Le Tympan de Vézelay (XIIe siècle) : les peuples de l’Univers

La plus fameuse représentation médiévale de la Pentecôte se trouve à Vézelay sur l’un des tympans du narthex parfois qualifié à tort de tympan de l’Ascension en raison de la place centrale qu’y occupe le Christ. Toutefois, l’observation attentive du tympan nous prouve que nous avons ici à faire à une véritable Pentecôte. Des mains du Christ s’échappent des rayons qui partent en direction des douze apôtres répartis de part et d’autre du Christ. La promesse de l’envoi de l’Esprit Saint se superpose avec la réalisation de cette promesse.

Mais surtout, les peuples de l’Univers, auxquels est adressée la Bonne Nouvelle, occupent les voussures de ce tympan. Et il faut dire que ceux-ci sont nombreux et variés : il y a évidemment les Romains accompagnés des bœufs qu’ils sacrifiaient, les Arméniens montés sur des patins, les siamois qui partagent un même corps, les pygmées qui ont la réputation d’être si petits qu’ils montent sur leurs chevaux à l’aide d’une échelle. Plus étonnants encore sont les Panotii ou Panotéens, peuple des confins de la terre qui ont la réputation d’être dotés de grandes oreilles dans lesquelles ils s’enveloppent pour dormir ; ou bien les Cynocéphales, peuple à tête de chien, vivant sur les bords du Gange ou, d’après d’autres auteurs, en Cyrénaïque.

Évidemment, tout cela paraît grotesque. Pour bien comprendre ces sculptures surprenantes, il faut se rappeler que le but est de représenter tous les peuples de la terre, y compris ceux des antipodes, dont l’apparence physique étonnante est rapportée dès l’Antiquité par des auteurs comme Hérodote (Ve siècle avt J.-C.), repris plus tard par Isidore de Séville (VIe siècle après J.-C.). Mais au-delà de ces récits exotiques, les dimorphismes mis en avant à Vézelay résultent moins d’une croyance en l’existence de peuples difformes que d’une volonté de donner une formule visuelle aux différents paganismes existant sur terre avant la venue du Christ. La déviance spirituelle s’accompagne soit d’un usage rituel païen comme le sacrifice des bœufs par les Romains, soit d’une difformité physique qui lui est souvent liée puisque, pour le cas des cynocéphales, leur apparence va de pair avec une réputation de cruauté.

Le plus célèbre d’entre eux est saint Christophe, patron des voyageurs. À partir du XIIe siècle se popularise en Occident la légende orientale selon laquelle le patron des voyageurs, connu pour sa taille de géant, était un cynocéphale. Christophe s’appelait le « Réprouvé » et vivait dans le pays de Canaan, pays dont le nom ressemble phonétiquement au mot latin canis, désignant le chien. Un jour, il rencontre le Christ enfant et l’aide à traverser un fleuve. En remerciement, le Christ lui donne une apparence normale. Il devient Christophe, perd sa tête de chien et la monstruosité qui va avec, et reçoit le baptême. Comme dans l’histoire de saint Christophe, sur le tympan de Vézelay, la difformité physique est l’image de la faute originelle impactant chaque peuple de la terre. Cette faute originelle sera lavée par le baptême dès que ces peuples seront évangélisés. C’est donc tout l’intérêt de les représenter ainsi associés à la Pentecôte. Les apôtres reçoivent la mission d’évangéliser les peuples de la terre, de porter la Bonne Nouvelle là où elle n’est pas encore parvenue.

La Pentecôte définie comme l’anti-Babel

Mais, dans la plupart des cas, les peuples de l’Univers sont représentés de manière moins extravagante. Sur les mosaïques du dôme de la Pentecôte (XIIIe siècle) de Saint-Marc de Venise, les différents peuples cités dans les Actes des apôtres sont représentés par un binôme de chaque. Ces représentations peuvent nous interpeller car elles reflètent l’image que les Vénitiens du XIIIe siècle se faisaient de chacun de ces peuples. C’est ainsi que les Égyptiens ont la peau noire, probablement en référence aux Soudanais ou aux Éthiopiens, que les Élamites ressemblent à des asiatiques, et que les Romains ne sont pas les légionnaires de l’Antiquité mais plutôt les habitants de la ville de Rome, rivale de Venise.

La présence de tous ces peuples rappelle la mission évangélisatrice des apôtres qui ne doit pas se limiter au seul pourtour méditerranéen, au seul Empire Romain. Elle évoque aussi directement la glossolalie. Ce don mystérieux est la raison pour laquelle la Pentecôte est définie comme l’anti-Babel. La glossolalie est le remède à la diversité des langues, initialement créées pour contrer l’orgueil humain et obtenir de l’homme qu’il peuple les extrémités de la terre, conformément à l’ordre divin donné à Adam puis à Noé à la sortie de l’arche, ordre auquel les hommes se sont soustraits en construisant la Tour de Babel. Dans la Cité de Dieu, saint Augustin insiste sur ce point : la Pentecôte rétablit l’unité que l’orgueil humain avait brisé. C’est pourquoi certains manuscrits représentent les deux épisodes en parallèle, notamment ceux conservant le Speculum Humanae Salvationis, texte théologique du XIVe siècle qui procède à des mises en parallèle typologiques entre Ancien et Nouveau Testament. Ainsi, au folio 64v d’un Speculum Humanae Salvationis conservé à Cologne, les deux épisodes sont superposés. Tandis que les apôtres et la Vierge reçoivent l’Esprit Saint au registre supérieur, quatre ouvriers s’activent au registre inférieur pour édifier la Tour de Babel.

Conclusion 

Que retenir de tout cela ? Il est peu probable que l’un d’entre nous soit amené dans sa vie à converser avec des hommes dotés d’oreilles d’éléphant, et il est évident que le bilinguisme n’est pas à la portée de tous. Mais tous, nous sommes apôtres et il sera donné à chacun selon sa vocation propre les grâces et les dons nécessaires à l’accomplissement de la volonté de Dieu. Aux apôtres, il fut donné la glossolalie pour que la Bonne Nouvelle soit entendue de tous. Et, de manière générale, même si cela peut prendre des apparences étonnantes, c’est le propre des dons de l’Esprit Saint et des talents que Dieu nous donne de faciliter l’apostolat. C’est donc en les cultivant que l’on devient apôtre et que l’on œuvre au Salut de ce monde.

 

Une médiéviste