Placements abusifs d’enfants :

une justice sous influence

Christine Cerrada, éditions Michalon, 2023

La rédaction de notre revue a souhaité proposer à ses lecteurs une recension de l’ouvrage de Christine Cerrada sur les placements abusifs d’enfants. Cette avocate qui milite dans l’association L’Enfance au cœur y mène une enquête sans concessions sur le système français de protection de l’enfance. Dans ce livre qui aurait mérité une plus grande audience, l’auteur met au jour les dysfonctionnements en s’appuyant sur une dizaine d’exemples concrets qui laissent perplexe sur la justice des mineurs et la compétence des professionnels de l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE qui a remplacé la DDASS). Ceux-ci vont privilégier, dans leur mission d’assistance éducative, le placement des enfants à l’extérieur de la famille, le plus souvent dans des centres spécialisés.   

Les moyens dégagés par les pouvoirs publics pour la protection de l’enfance sont considérables : 8,4 milliards d’euros en 2018, dont 8 milliards à la charge des départements, le solde étant assumé par l’Etat. Le nombre d’enfants concernés par des mesures de protection était de 330 000 en 2018, chiffre en augmentation régulière de l’ordre de 3 % en moyenne depuis une vingtaine d’années, dont la moitié fait l’objet d’une mesure de placement en dehors de leur famille. D’après l’inspection générale des affaires sociales, la moitié de ces placements aurait pu être évitée, ce qui signifie que pour un enfant « maltraité » qui a pu être « sauvé » en le retirant de sa famille, il y en a un autre dont la trajectoire a basculé parce que le système de protection de l’enfance n’a pas agi avec le discernement requis.

La législation française, prise à la lettre, ne paraît pourtant pas encourager ces dérives. D’après l’article 375 du code civil, les mesures d’assistance éducative peuvent être ordonnées par la justice si la santé, la sécurité ou la moralité d’un mineur sont en danger, ou si les conditions de son éducation ou de son développement physique, affectif, intellectuel et social sont gravement compromises. Rappelons que les mesures d’assistance éducative peuvent être mises en œuvre en milieu ouvert, y compris dans la famille de l’enfant qui y fait alors l’objet d’un suivi socio-éducatif. L’article 375-1 de ce code précise même que le juge des enfants doit toujours s’efforcer d’obtenir l’adhésion de la famille et se prononcer en stricte considération de l’intérêt de l’enfant. Ces dispositions sont, dans la pratique, interprétées en contradiction avec la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme selon laquelle le placement d’un enfant est une mesure qui ne peut être prise que pour une raison « extraordinairement impérieuse ».     

Des dizaines de milliers de familles sont, chaque année, privées de la présence de leurs enfants parce qu’une situation familiale, le plus souvent banale, a été montée en épingle par un système socio-judiciaire qui dérive sans contrôle. Il est surprenant de constater la facilité avec laquelle une enquête sociale peut être déclenchée : il suffit d’un appel téléphonique signalant une « information préoccupante », passé au 119 par l’école, le médecin, l’hôpital, un proche malveillant ou mal informé, le parent qui n’a pas la garde de l’enfant, un voisin plus ou moins bien intentionné, ou même d’un signalement anonyme, pour que le service départemental d’aide à l’enfance décide en effet d’ouvrir une enquête. Celle-ci est le plus souvent confiée à une association privée qui va émettre des préconisations qui seront largement suivies par le juge des enfants. Ces recommandations sont orientées vers le placement des enfants en dehors de leur famille, par exemple dans un foyer géré par l’association, ce qui met celle-ci dans une situation de conflit d’intérêt évidente en étant à la fois prescripteur et fournisseur et en réduisant l’enfant au rôle de « client ». Les associations se partagent ainsi le budget alloué à l’ASE dont la Cour des Comptes a eu l’occasion de juger les comptes opaques.     

Il faut malheureusement insister sur le biais psychologique qui imprègne les rapports d’enquête sociale. Ceux-ci utilisent les mêmes termes et les mêmes clichés pour incriminer les familles après un examen superficiel de la situation, le plus souvent à charge, qui laisse une large place à la psychanalyse. Les parents sont vite considérés comme atteints par le « syndrome d’aliénation parentale », concept psychologique qui ne repose sur aucun fondement scientifique. L’enfant qui souffre d’un trouble du neurodéveloppement comme l’autisme peut se retrouver placé car ce trouble va être mis sur le compte de l’éducation qu’il reçoit. Les juges pour enfants reprennent la plupart du temps les termes des rapports, dans leurs décisions. En cas d’appel, celles-ci sont le plus souvent confirmées quand elles ne sont pas aggravées. Les exemples concrets décrits dans le livre illustrent bien l’obstination dont font preuve les enquêteurs et les juges pour justifier à tout prix les mesures d’éloignement des enfants de leur famille.

Les dégâts provoqués par ces placements abusifs sont pourtant considérables. L’enfant privé de l’affection de ses parents va être pris en charge dans une famille ou le plus souvent dans un foyer, avec des éducateurs plus ou moins bien formés à cette tâche, et sera exposé aux risques de violence de drogue, d’échec scolaire, ce qui peut entraîner des fugues et des suicides. En outre, les parents qui ont été privés de la garde de leurs enfants vont être disqualifiés aux yeux de leurs enfants, ce qui rendra d’autant plus difficile leur éventuel futur retour à la maison.     

Cette analyse de la protection judiciaire de l’enfance est intéressante et instructive même si le parti pris féministe de l’auteur est de nature à en altérer la portée. Celui-ci insiste lourdement sur l’avantage donné aux hommes sur les femmes dans ces procédures, ce qui reste tout de même à démontrer. Un peu plus de volumétrie sur ces placements abusifs serait bienvenu, mais faisons à l’auteur le crédit de l’absence de sources disponibles. On ne peut en tout cas qu’être marqué par la multiplicité des acteurs impliqués (cellule de recueil des informations préoccupantes, service de l’ASE du conseil départemental, associations, juges pour enfants, juge d’instruction, procureurs, services de protection judiciaire de la jeunesse) et leur irresponsabilité quant aux conséquences des mesures prises. Il serait intéressant de voir comment mettre en cause la responsabilité de l’Etat du fait du fonctionnement défectueux de la justice, voire même la responsabilité pénale personnelle de ces acteurs.

Nous pouvons aussi regretter que l’auteur ne mentionne pas les causes les plus fréquentes du déclenchement de ces enquêtes et des mesures d’assistance éducative qui en sont la conséquence, à savoir la mauvaise éducation des enfants et la division des familles. Les enfants sont, en effet, les premières victimes de la mésentente entre leurs parents, a fortiori quand celle-ci va jusqu’à la séparation. Les divorces vécus comme épanouissant les enfants relèvent plus de la fausse communication que de la réalité. Nous pourrions aussi ajouter à l’intention des parents un conseil de prudence pour ne pas exposer leur famille au risque d’un signalement qui serait effectué à tort et déclencherait une enquête aux suites imprévisibles.  

En écho à ces dysfonctionnements de la protection judiciaire de la jeunesse, il est permis de rappeler la déclaration faite par le garde des sceaux, Olivier Guichard1 à qui un journaliste demandait, au moment où il quittait ses fonctions, ce qu’il avait retenu de son passage place Vendôme : « J’ai compris qu’il valait mieux ne jamais avoir  affaire à la justice ». Sage conseil.     

Thierry de la Rollandière

 

1 Olivier Guichard, Ministre de l’Industrie (1967-1968), Ministre du Plan et Aménagement du Territoire (1968-1969), Ministre de l’Éducation nationale (1969-1972), Ministre de l’Équipement-Logement-Tourisme (1972-1974), Ministre d’État, chargé de l’Aménagement du Territoire, de l’Équipement et des Transports (mars-mai 1974), Ministre d’État, Garde des Sceaux (1976-1977).